Islam et sciences chez Fethullah Gülen

Dans plusieurs séries d’entretiens Fethullah Gülen s’explique sur le lien qu’il entrevoit entre une nécessaire formation scientifique (qui porte notamment sur des matières comme la biologie, la physique, les mathématiques, la chimie, etc.) et la pratique de l’islam. Pour Gülen, non seulement il ne peut pas y avoir d’opposition réelle entre ces deux domaines, mais toute séparation trop systématique lui paraît déjà suspecte. Pourquoi ? D’une part en raison d’une origine commune : révélation et nature émanant toutes deux de Dieu, et par là-même renvoyant également à Lui, ne peuvent logiquement se contredire. D’autre part, Gülen considère que la démarche même de recherche de savoir et de compréhension s’inscrit pleinement dans la première injonction coranique « iqra’ ! » (Cor. 96). Il commente :

« Iqra’ est l’ordre de lire les signes que le Créateur a placés dans la création de sorte que nous puissions comprendre quelque chose de Sa Miséricorde, de Sa Sagesse et de Sa Puissance. C’est l’ordre d’apprendre, par l’expérience et la compréhension, le sens de Sa création. C’est aussi la certitude que la création peut être lue et qu’elle est intelligible. Plus nous apprenons à mieux la lire, plus nous saisissons mieux que le monde crée est un seul univers dont la beauté et l’harmonie reflètent la Suprême Tablette Gardée (85,22) sur laquelle, par le Décret Divin, toutes choses sont inscrites. » [1]

L’intelligibilité décrite ici rejoint très naturellement pour Gülen la dynamique scientifique dont il propose l’approche suivante :

« La science est l’étude de la nature, du fonctionnement de l’univers, et de l’harmonie et des principes régissant toutes les interactions. Elle accumule les connaissances grâce à l’observation et la classification, l’explication et l’expérimentation. L’ordre équilibré, les liens étroits et délicats entre les choses et le dynamisme prolifique dans l’univers ne peuvent pas être attribués au hasard. La logique impose qu’un Unique Être Suprême ait crée et maintienne tout cela. » [2]

La perception du rôle de la science par Gülen la place sans équivoque possible dans une visée théologique qui correspond à une sorte de théodicée rationnelle. Les croyants authentiques parviennent à lire cette unité des signes du Créateur dans sa création, mais ce n’est pas le cas général qui voit plutôt la science conduire à des impasses.

« Le rythme même du progrès scientifique actuel a transformé les hommes et la société en laboratoires d’expérimentation sans connaissance certaine des conséquences ou du résultat final. Pour parer à une telle chose, nous devons voir que l’ordre Divin iqra’ est réuni avec la méditation, pour que nous réapprenions à « lire » consciemment et que nous puissions ainsi acquérir la vraie compréhension et la vraie sagesse. Si nous arrivons à faire cela, nous pourrons délivrer la science de la futilité et du formalisme sec dans lesquelles elle se trouve liée, et l’aider à clarifier ses fondements philosophiques et sa pertinence sociale et morale. Nous pourrons également indiquer la véritable étendue de la perception, de la raison et de l’intuition humaines, et informer les gens de leur équilibre et de leur emploi les plus justes. Alors ceux qui étudient consciemment la création liront ses signes avec un sérieux et une humilité sacrés, et acquerront un savoir civilisateur et profitable à l’humanité. » [3]

Parvenir à une telle symbiose devient de plus en plus urgent et cette tâche s’adresse éminemment aux musulmans, pour éviter de tomber dans ce désenchantement progressif et cette perte de sens qui mènent le monde moderne à la dérive.

« Si la vie spirituelle d’un individu est pauvre, il ne pourra voir, entendre ou émettre des sons que pour ce qui affecte sa survie ou ses plaisirs immédiats. La lecture des signes lui sera impossible car il ne verra que des corps et des surfaces mécaniquement reliés, et son esprit se concentrera sur les règles et les lois qui lui permettront de les contrôler. A mesure que sa vie spirituelle s’atrophie, la méditation et la compassion seront remplacées par la méchanceté, la trivialité et la barbarie. » [4]

Mais quel est le rapport entre la révélation coranique et les vérités scientifiques ? Gülen donne un certain nombre d’exemples de versets coraniques [5] mis en relation avec des éléments scientifiques, toutefois il maintient que :

« bien que le Coran contienne des allusions à beaucoup de vérités scientifiques, il n’est pas un manuel de science. C’est un livre de guidance conduisant l’humanité à la croyance juste et à la bonne action, afin que nous soyons dignes de la Miséricorde et du Pardon Divins. Les musulmans doivent s’assurer que leur quête du savoir scientifique et des autres types de savoirs est guidée par la lumière du Coran, qui l’encourage et le soutient, et non par l’esprit d’arrogance, d’insolence et de vanité. » [6]

En ce sens, foi et science sont clairement à distinguer sur le fond, mais la science peut être utilisée à des fins apologétiques.

« Nous nous référons à la science et aux faits scientifiques en expliquant l’islam parce que certaines personnes sont déterminées à rejeter tout ce qui n’est pas « scientifique ». Les matérialistes et ceux qui s’opposent (ou qui sont indifférents) à la religion ont cherché à exploiter la science pour défier la religion et ont employé le prestige de la science pour promulguer leurs idées. Beaucoup ont suivi leur exemple, ce qui veut dire que nous devons utiliser les mêmes moyens de la science et de la technologie pour prouver qu’elles ne contredisent pas l’islam et pour mener l’humanité au droit chemin. (…) Les musulmans doivent bien maîtriser les faits scientifiques pour pouvoir réfuter les assertions des matérialistes et des athées. »

La science, même bien comprise, ne dispense pas de la foi !

« Il n’est pas juste de considérer la science comme supérieure à la religion et de chercher à justifier les sujets islamiques importants et l’islam dans son ensemble par des faits scientifiques. De telles tentatives prouvent que nous avons des doutes au sujet de l’islam et que nous avons besoin de la science pour consolider notre propre foi. Il n’est pas non plus juste d’accepter la science ou les faits scientifiques comme absolus, car ils sont sujets au changement. Au mieux, ils soutiennent seulement ce que le Coran dit. L’inchangeable et l’éternel Coran ne saurait en aucune manière être confirmé par ce qui est variable et provisoire. Par suite, les musulmans ne doivent employer la science que comme un outil pour réveiller les esprits endormis ou désorientés. La science et les faits scientifiques sont vrais aussi longtemps qu’ils sont conformes au Coran et au Hadith. » [7]

En définitive il semble que Gülen ait bien identifié que le fossé qui sépare souvent sciences et religion entraîne aussi dans certains esprits un doute voire un désintérêt pour la foi. L’opposition frontale entre courants positivistes kémalistes et leaders religieux traditionnels dans la Turquie du début du XXe siècle en fut d’ailleurs une manifestation singulière ! Audacieusement il cherche à rétablir un dialogue nécessaire entre ces deux domaines importants de la vie humaine. Pourtant s’il sait être critique avec les responsables religieux dont il considère que l’esprit n’est pas assez ouvert aux diverses sciences - ces religieux sont en fait selon lui incapables d’opérer une intégration harmonieuse des domaines en présence [8]-, il ne considère pas vraiment que l’apport des sciences puisse interpeler ou remettre en cause la religion elle-même. Cette dernière en tant qu’elle est héritée de la Révélation conserve un statut qui la préserve du doute ou des remises en cause. Quitte à rejeter si nécessaire certaines contributions scientifiques.

Remarques sur l’éducation chez Fethullah Gülen

L’engagement du mouvement Gülen en faveur de l’éducation a été plusieurs fois souligné précédemment. Revenons toutefois sur quelques traits caractéristiques des perspectives propres à Gülen en matière d’éducation.

L’approche éducative de Fethullah Gülen correspond selon nous davantage à une proposition fondée sur une maturation et une systématisation à partir de son expérience personnelle qu’issue d’une longue confrontation avec un ensemble de théories sur l’éducation. Concrètement, Gülen fit jeune l’expérience d’une éducation et d’une formation religieuses, auxquelles il restera fidèle toute sa vie, jugeant qu’elles lui avaient apporté des valeurs fondamentales. Y. Alp Aslandogan considère même que « les références du modèle pédagogique de Gülen sont issues principalement de la tradition prophétique islamique » [9]. Cependant Gülen fit également le constat de manques de perspectives critiques [10] et d’ouverture sur le monde, d’insuffisances en connaissances scientifiques, autant d’éléments qui permettraient d’être de plein pied en communication avec la pensée et les questions contemporaines. A sa manière il chercha à combler ce manque tout en veillant à ne pas « perdre son âme » dans cette exigeante confrontation aux pensées modernes et séculières. Plus tard il formalisera sa réflexion à ce sujet jugeant que dans son pays quatre filières historiques de formation existaient, chacune incomplète : les écoles laïques sont selon lui trop fortement imprégnées d’idéologie moderne et scientiste, les madrasa sont dans l’incapacité de faire face au défi technologique et scientifique, les cercles confrériques ont perdu de leur dynamisme et « se consolent avec les vertus et les prodiges des saints des siècles passés », tandis que la formation militaire qui avait connu son heure de gloire se complait désormais aux perspectives d’auto-affirmation et d’auto-défense [11]. Pour Gülen cette juxtaposition de savoirs parcellaires ne peut pas être qualifiée d’éducation au sens global où il l’entend. Il ne s’agit en effet ici que de perspectives trop étroites pour être capables de former des hommes libres et capables d’édifier une véritable civilisation. Cet éclatement de l’éducation n’est pas récent selon Gülen mais il correspond à des travers historiques qui ont entraîné le déclin de l’islam. Où en est la cause ? « L’esprit unificateur de l’islam a été désintégré. » [12]

En réponse à cette situation insatisfaisante Gülen propose d’en revenir à une approche plus intégrale de la personne humaine en toutes ses composantes. Il ne s’agit pas pour lui simplement de renouer avec le passé [13], mais d’oser aborder les défis actuels en insistant sur l’accompagnement personnalisé des enfants et des jeunes de sorte à permettre l’émergence de leur personnalité et d’une liberté intérieure dans le cadre d’un système éducatif exigeant et compétitif. Dans le style qui lui est propre Gülen exprime cela avec des formules telles que : « l’esprit éducatif des madrasa et l’esprit de l’éducation moderne peuvent s’allier. Ils peuvent établir un nouveau mariage de sorte que le rayonnement de l’intelligence et la lumière du cœur soient réunis. » [14]

Le but de l’éducation est pour Gülen « d’instiller des valeurs, des attitudes et un comportement aux enfants et de les préparer à faire face aux défis et aux chances de la vie. » [15] Or pour parvenir à cet objectif Gülen insiste sur la nécessaire complémentarité entre attitude des parents et comportement des éducateurs. Cinq tâches incombent aux parents dans l’exercice de leur responsabilité : 1) satisfaire aux besoins physiques, 2) employer une discipline et des attitudes spécifiques en fonction de l’âge de l’enfant, 3) apporter une éducation morale et religieuse, 4) agir avec justice entre frères et soeurs, 5) protéger du mal et du tort qui pourrait être occasionné par des personnes mal intentionnées [16]. Le caractère exemplaire – modèle ! - des parents est un thème récurent chez Gülen, car ils représentent selon lui la première source d’inspiration des enfants tant en positif qu’en négatif. Le rôle crucial de la mère est tout spécialement souligné et, comme chez Saïd Nursi, la transmission des valeurs par la mère est comprise comme le socle sur lequel tout développement ultérieur s’édifiera.

Le relai éducatif est ensuite partiellement pris par des institutions. A ce niveau Gülen insiste sur la nécessité d’avoir non seulement des enseignants, mais surtout des éducateurs. Il précise : « L’éducation est différente de l’enseignement. La plupart des humains sont capables d’être des enseignants, mais le nombre d’éducateurs est très réduit. » [17] Comment distinguer ces deux rôles ? Si tant enseignants qu’éducateurs transmettent bien des informations et enseignent des techniques, l’éducateur sera celui qui permettra à l’élève de faire émerger sa personnalité propre, entretenant sa réflexion, l’aidant à construire un caractère qui permette à l’étudiant d’intérioriser les qualités d’autodiscipline et de tolérance, d’acquérir enfin le sens d’une mission. Comparé à ce portrait flatteur mais exigeant, l’enseignant décrié par Gülen est celui qui n’enseigne que pour toucher un salaire et dont l’attitude correspond finalement à celle d’ « un aveugle conduisant un autre aveugle » [18]. Pour Gülen, l’éducateur a un rôle sacré. D’où la formule qui lui est attribuée et qui est désormais devenue célèbre : « il est plus important de construire une école qu’une mosquée ».

Le large réseau d’écoles développé aujourd’hui à travers le monde et dont nous avons parlé précédemment cherche à mettre en pratique cette vision éducative. Les exigences en terme de disponibilité (cours, suivi personnalisé des élèves, encadrement, activités parascolaires) demandées aux enseignants ne peuvent s’expliquer que par l’acceptation d’une bonne part de l’ « idéologie » gülenienne sur la mission sacrée de l’éducateur. Il n’est donc pas étonnant que ce soient principalement des disciples du Maître qui acceptent de vivre un tel esprit de sacrifice – le mouvement préfère parler en terme de « service » - et par conséquent forment les cadres des écoles du réseau, même si certains enseignants extérieurs sont admis sur la base de leurs compétences ou de leurs qualités. De même qu’il y a un côté modèle chez les parents, Gülen considère que les éducateurs – dans le sens précisé plus haut - sont de véritables modèles pour la jeunesse. Bayram Balci [19] ose parler ici d’une attitude très nettement islamique, voire prosélyte, ce qui n’est pas à comprendre comme une manière d’insister sur l’enseignement religieux durant les cours – ce sont les programmes nationaux qui sont suivis – mais comme une manière de vouloir « prêcher » par l’exemple. Cette attitude n’entraîne certes – pour le moment - que peu de conversions à l’islam, mais la présence des écoles en milieux souvent déjà islamisés permet d’y diffuser une nouvelle éthique. Gülen ne dit-il pas que l’islam ne peut dignement se retrouver que par un profond exercice de renouvellement intérieur ?


[1] Fethullah Gülen, Questions & Réponses sur l’Islam, vol. 1, Editions du Nil, Somerst/USA, 286 p., p. 103. Ce livre est également consultable à partir du site web en français consacré à Fethullah Gülen : fr.fgulen.com
[2] Fethullah Gülen, Questions & Réponses sur l’Islam, vol. 1, p. 104.
[3] Ibid., p. 107.
[4] Ibid., p. 108.
[5] Cf. Ibid., pp. 110-116. En voici un double exemple: “Le Coran mentionne différentes lois de la physique telles que les lois d’attraction et de répulsion, de rotation et de révolution dans l’univers: Dieu éleva les cieux bien haut sans le secours de piliers visibles… (13,2). Tous les corps célestes se déplacent en ordre, équilibre et harmonie. Ils sont maintenus dans cet ordre par des piliers invisibles à nos yeux. L’un de ces « piliers » est la force de répulsion ou la force centrifuge: Il retient le ciel de tomber sur la terre, sauf permission de Sa part… (22,65). A partir de ce verset, nous comprenons que les corps célestes peuvent à tout moment s’écraser sur la terre, mais que Dieu Tout-Puissant ne le permet pas. Ceci est un exemple de l’obéissance universelle à Sa Parole, ce qui, dans le langage de la science moderne, se traduit par un équilibre des forces centripètes et centrifuges. » (p. 114)
[6] Ibid., p.116.
[7] Ibid., pp. 118-119. Souligné par nous.
[8] Gülen ne critique pas tant les personnes qu’une déviance historique dans l’islam qui a perdu selon lui sa capacité à intégrer les données intellectuelles et scientifiques en les gardant en lien avec les données religieuses. Il mentionne par exemple la prise de distance de Ghazali à l’égard de la philosophie et des sciences, ce qui se figera plus tard dans une séparation plus radicale des domaines du savoir, si bien que les sciences naturelles vont bel et bien disparaître des madrasa. (Cf. « Traditional Education and Leadership in Modern Education », in Journalists and writers foundation, Understanding Fethullah Gülen, Istanbul, s.d., 103 p., pp. 33-41, voir notamment pp. 33-34)
[9] Cf. « Pedagogical Model of Gülen and Modern Theories of Learning », in Journalists and writers foundation, Understanding Fethullah Gülen, pp. 29-32, ici p. 29. Traduit par nous.
[10] « Dans mon enfance je n’étais pas capable de me faire une idée de quoi que ce soit en dehors du système où j’avais été élevé. » (Cf. Understanding Fethullah Gülen, p. 33). Traduit par nous.
[11] Cf. Thomas Michel, « Fethullah Gulen as Educator », in Understanding Fethullah Gülen, p. 22.
[12] « Traditional Education and Leadership in Modern Education », in op. cit., p. 32. Traduit par nous.
[13] Fethullah Gülen aime citer l’adage turc qui dit que s’il n’y a pas d’adaptation aux nouvelles conditions, le résultat sera l’extinction. (Cf. T. Michel, « Fethullah Gulen as Educator », in op. cit., p. 23)
[14] « Traditional Education and Leadership in Modern Education », in op. cit., p. 34. Traduit par nous.
[15] Y. Alp Aslandogan, « Pedagogical Model of Gülen and Modern Theories of Learning », in op. cit., p. 29. Traduit par nous.
[16] Ces cinq tâches sont citées par Y. Alp Aslandogan, ibid., p. 30.
[17] F. Gülen cité par T. Michel in « Fethullah Gulen as Educator », in Understanding Fethullah Gülen, p. 24.
[18] Idem.
[19] Bayram Balci, Missionnaires de l’islam en Asie centrale (Les écoles turques de Fethullah Gülen), pp. 222--224.

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