M. Fethullah Gülen et son Mouvement : Une Approche de Bon Sens de la Religion et de la Modernité
Parmi les questions fondamentales qui ont coloré le 21ème siècle on trouve la modernisation, le pluralisme, l'individu et la religion. Alors que la modernité a commencé à être perçue comme un bouleversement de la vie entière, à la fois dans ses aspects individuels et sociaux, elle a donné naissance à de nouvelles formes de pluralismes religieux, culturels et politiques. Bien que la modernisation puisse être définie de façons variées, elle nous a apporté deux sous-produits idéologiques pour ainsi dire qui sont le progrès et la mondialisation. De nombreux théoriciens ont défini la mondialisation comme la «souveraineté» que l'homme a gagnée sur son environnement et l'élévation de sa «connaissance» de l'environnement. La connexion qui a été fabriquée entre «connaissance» et «pouvoir et souveraineté» a offert aux super états le pouvoir et l'opportunité de concevoir de nouvelles formes d'impérialismes sur des pays et des peuples lointains. Dans l'époque moderne, l'impérialisme a laissé place à des conséquences plus subtiles et plus difficiles à canaliser. Par conséquent, même si elle n'avait nullement émané d'un désir de conduire à un glissement des substrats philosophiques, la mondialisation a néanmoins rapidement acquis un rôle idéologique.
À cause de cet aspect idéologique, la mondialisation est considérée par beaucoup comme de l'impérialisme sous une apparence différente. Qu'elle soit oui ou non fondée sur une idéologie, la mondialisation a provoqué des transformations fondamentales dans tous les secteurs, de l'économie à la sociologie, des communications à la politique, et du droit, de l'histoire et de la géographie à la gouvernance des États. La révolution dans les nouvelles relations et communications financières a transformé le monde en un vaste marché où tout est interconnecté. Mais les effets de la révolution dépassent largement le marché; le monde est devenu, pour beaucoup de personnes du moins, une entité globale. La mondialisation est devenue dans les faits non seulement un phénomène économique, mais aussi un phénomène véritablement polyvalent ayant des dimensions politiques, idéologiques et culturelles plus ou moins subtiles. Il est vrai que la mondialisation a ouvert la voie à la propagation des richesses, de la technologie, du pluralisme démocratique, de la production et de la consommation. Mais elle a aussi joué un rôle important dans la dissémination et l'accélération d'une multitude d'influences insidieuses et corruptibles sur la société, l'environnement et la politique, dont les effets touchent l'humanité entière. La pauvreté, la pollution de l'environnement, les armes de destruction massive, le terrorisme et la violence communautaire sont devenus véritablement mondiaux. Alliées avec la mondialisation de l'information, du pouvoir et de la technologie, les craintes d'un choc des cultures et des civilisations ont hanté nos imaginations et attisé nos peurs. La mondialisation a causé une redéfinition continuelle de toute une série de concepts appartenant au cadre de la modernisation, de la démocratie et du pluralisme: l'homme; l'individu; la liberté de pensée et de croyance; la tolérance politique, sociale et culturelle; le conflit ou la réconciliation; et le dialogue ou le combat la signification et la valeur de tout cela sont maintenant remises en question.
Au départ, des paradigmes politiques laissaient penser que l'institution d'un système démocratique multiculturel, participatif et pluriel serait après quelque temps la solution à tous les problèmes sociaux. Car d'après ces paradigmes, quasiment tous les problèmes qui sont apparus au niveau social proviennent de l'absence d'un tel système. C'est-à-dire que le problème de base était l'inadaptation des systèmes démocratiques et juridiques. La conviction était simple: rendez le système juste et la société sera juste. Les conflits qui sont apparus à propos de ces inadaptations se sont manifestés sous la forme de revendications ethniques, culturelles, communautaires, politiques, idéologiques et autres. Par conséquent, si les droits et les institutions démocratiques étaient solidement établis et mis à la disposition de tous les citoyens, alors les gens ne seraient plus enclins à agir selon leur affiliation ethnique, communautaire, culturelle ou toute autre affiliation sociale.
Depuis deux siècles, la plupart des paradigmes politiques et sociologiques qui traitaient des problèmes sociaux en général soutenaient de telles attentes même si certaines nécessitaient qu'il y ait d'abord une révolution ! Une fois que les gens avaient intégré l'idée de «tolérance et de respect mutuel» dans une culture et un système de pratiques démocratiques, et une fois qu'ils avaient fait de ces principes la règle de leurs relations personnelles et publiques, il ne pouvait plus rester beaucoup de problèmes à résoudre ou du moins c'est ce qui était espéré. Mais même après l'adoption très large de la démocratie, il est très clair que les différences religieuses, ethniques et culturelles continuent d'être une source de conflit. Aujourd'hui, les démocraties occidentales offrent un modèle de société pluraliste, participative et riche en terme économique. Mais le conflit social n'est jamais entièrement absent. Aujourd'hui, les démocraties pluralistes sont confrontées à une offensive culturelle composée des droits des minorités et des immigrants, des demandes des communautés religieuses, des organismes non-gouvernementaux et d'autres groupes de pression qui expriment tout un éventail de revendications sociales. Il semble que même le règne illimité de la démocratie ne puisse vaincre l'esprit de conflit qui est toujours latent. Il y a maintenant des tentatives pour redéfinir le concept d'un État démocratique, avec à la base des cultures et des identités différenciées.
Aujourd'hui, le nombre d'États-nations dans le monde dépasse 180, et on trouve plus de 600 langues majeures et 5000 groupes ethniques. C'est seulement dans un petit nombre de pays que tous les citoyens parlent la même langue ou appartiennent au même groupe ethnique. Ce pluralisme politique, social, culturel, militaire et religieux couvre des dissensions potentielles et des problèmes à l'échelle internationale. Et ces nombreuses sources potentielles de conflit rendent les affectations démocratiques qui guident la scène politique dans de nombreux pays incertaines et sujettes à débat. Notamment depuis la fin de la guerre froide, les conflits ethniques et culturels sont devenus le point central de la violence politique.
Ces questions menacent le futur de peuples aux quatre coins du monde. Il est nécessaire par conséquent de travailler pour établir les bases d'une culture de «tolérance et de dialogue» qui soient plus larges et plus présentes que les bases étroitement encadrées qui sont associées aux vieilles pratiques démocratiques. Naturellement, il n'y a pas de réponse simple, de formule unique qui puisse remédier à tous ces maux. Il ne faut pas se leurrer. Beaucoup de suggestions pourraient fonctionner dans des conditions spécifiques mais elles peuvent difficilement être applicables systématiquement à l'échelle universelle. Mais quels que soient les évènements, si nous parvenons à abandonner nos préjugés et à prendre en considération les différentes expériences acquises par de nombreux peuples différents, nous voyons que beaucoup de mouvements locaux contiennent des éléments de réponse prometteurs pour résoudre certains problèmes universels.
Beaucoup de penseurs, y compris des penseurs religieux, trouvent une consolation dans l'espoir que le nouvel accent porté sur des questions universelles comme la démocratie, les droits de l'homme, la religion, la morale, et ainsi de suite, pourrait aider à résoudre les problèmes qui résultent des origines de «la culture et de la différence».
On a vu récemment plusieurs développements historiques, sociaux et économiques qui ont mis la vie et les conceptions religieuses sur le devant de la scène de toutes les sociétés du monde. Les démocraties occidentales qui semblaient offrir toute une «vision du monde» à l'humanité en sont venues en moins de trois quarts de siècle à douter de leurs propres fondations idéologiques, philosophiques et politiques. La durée de vie de l'idéologie de la modernisation et du progrès s'avéra plutôt courte. Il fallait qu'elle soit courte. Car le modèle de «l'homme et de la société » qui a été construit a une vision du monde «politique et matérialiste» poussée à l'extrême. Depuis le 18ème siècle, les théoriciens et philosophes politiques ont mis toute leur énergie cérébrale dans la construction d'une «société politique». Le melting pot de la modernisation était le modèle de «la culture urbaine» et de «la société politique». Cette société était enfermée dans des valeurs rationnelles, elle avait retiré de la sphère publique toutes les valeurs liées au Divin.
D'autre part, la modernité a rapidement permis le développement d'une technologie d'armement véritablement effrayante. La manipulation idéologique de l'information, de la technologie et de la mondialisation menace les différences religieuses, culturelles, sociétales et locales dans toutes les parties du monde. Dans le monde entier, les réactions de masse contre la «mondialisation» sont en hausse. Ces réactions ne peuvent pas être simplement interprétées comme une résistance à la modernisation. À une échelle plus grande, ces mouvements considèrent les aspects idéologiques de la mondialisation comme une menace dirigée contre leurs propres cultures et identités religieuses, nationales, historiques et communautaires. Et ceci pourrait à un moment donné déboucher sur des mythes insidieux, sources de conflit.
Le champ des relations internationales est devenu la scène de discussions autour de thèses dangereuses et importantes, comme celle du choc des civilisations. Les associations politiques et idéologiques que ces thèses impliquent causent sans doute de sérieuses inquiétudes chez les milliers d'intellectuels, penseurs et hommes politiques qui observent l'avenir de l'humanité. La thèse de Huntington du choc des civilisations a eu un impact si important dans les cercles de pensée internationaux qu'elle est devenue l'une des discussions mondiales les plus vives des dernières décennies. Ses répercussions et son influence sur la politique mondiale continuent à se faire ressentir.
Mais ne pouvons-nous pas regarder la modernisation et la mondialisation sous un meilleur jour? La modernisation et la mondialisation ne pourraient-elles pas être mises en place avec des considérations plus constructives, humaines et morales? Si les aspects humains et moraux de la religion avaient été intégrés dans le processus de modernisation, celle-ci aurait-elle produit des effets sociaux différents? Indubitablement, les visions et courants issus du laïcisme en conflit avec la religion se sont alliés avec les idées des Lumières de manière souvent cynique et destructive. C'est comme si quelques penseurs espéraient en fait un conflit sans merci entre la religion et le modernisme, car cela serait conforme à leurs arguments laïcistes. Mais ce n'est pas ce qui est arrivé. La religion a démontré qu'elle n'était pas toujours destinée à être en conflit avec le modernisme. Était-ce donc alors plus une question de comprendre la signification du modernisme? La modernisation et la mondialisation sont-elles de simples faits qui peuvent être uniquement réduits à un problème de compréhension et de lecture? Pour ceux qui appartiennent à des cultures et des civilisations différentes, la signification idéologique de la mondialisation et de la modernisation évoque, dans de nombreux aspects, un conflit. Et les théories venant du camp du «choc», comme celles de Huntington et dans une certaine mesure de Fukayama, trouvent un grand nombre de preuves dans les développements récents pour soutenir leurs positions.
Même si la modernisation et la mondialisation peuvent contenir des aspects menaçants, elles sont également à l'origine d'autres développements. Parallèlement au terrorisme moral, à la violence et à la prolifération d'armes de destruction massive qui alimentent les théories du conflit, des efforts sérieux mettant en avant le consensus entre des communautés de cultures, religions et civilisations différentes sont des développements qui ont aussi laissé leur marque sur le dernier quart de siècle. Ces efforts n'entrent pas en conflit avec la modernisation ou la mondialisation d'une manière directe ou indirecte. Ces efforts produisent des valeurs et des dynamiques universelles, humaines et éthiques de base qui peuvent remédier aux efforts destructeurs de la mondialisation et de la modernisation. Même si ces initiatives de dialogue entre les civilisations et les cultures sont bienvenues à une plus large échelle, les nombreux éléments qui favorisent le conflit et qui sont destructeurs par nature font beaucoup plus de bruit. En conséquence, les médias internationaux semblent souvent et de façon inquiétante être dénués de préoccupations humaines et morales, remettant continuellement ces éléments à l'ordre du jour, et ne faisant qu'ajouter à cette déjà large cacophonie. Les objections sérieuses soulevées contre les théories de Huntington expriment en réalité un besoin urgent de réconciliation et de dialogue. Cependant, les efforts actifs accomplis pour construire une base de dialogue et de consensus sont en fait très limités. Et ceux qui existent ne sont pas suffisants pour avoir un impact mondial. Les origines de cette léthargie et de cette indifférence générales peuvent à nouveau s'expliquer par l'effet transformateur de la modernité, transformant l'homme et la société.
Il est indéniable que la modernité a encouragé l'égocentrisme inné de l'homme. Il a été attiré dans une position de confiance si démesurée qu'il ne peut plus apprécier correctement les vérités profondes de la vie. Cela a éveillé ses instincts individuels, matériels et personnels contre la société. Cela l'a privé du Divin, du fait d'être l'héritier du monde, de tout ce qui est humain et de l'éthique, de l'amour, du compromis et de l'altruisme. Cela a ainsi construit un homme de très petite taille, un homme qui vit uniquement pour ses instincts égoïstes. Et un homme qui vit uniquement de façon égoïste est vraiment un être horrible. Toutes les «Religions du Livre» furent révélées pour sauver cette petite créature en perdition. Mais la modernité a frappé le coup le plus mortel au caractère humain et à son intégrité cosmique en le rendant esclave de ses instincts personnels. Naturellement, je ne vais pas me plonger dans une interrogation approfondie de la modernité. Mon but n'est pas une estimation ou une interrogation globale. Quand on observe les ruptures auxquelles la civilisation humaine moderne a été soumise, on voit à nouveau que tout converge vers l'élément qu'est l'homme. Plus il est destructif, conflictuel et agressif, plus il rend le système humain et social dans lequel il vit esclave de ces mêmes instincts. Il est alors facile de voir où le niveau de l'humanité est tombé. La protection de la civilisation moderne contre une destruction imminente se fera par l'éducation et l'organisation des êtres humains à nouveau sur la base de l'amour, de la tolérance et du dialogue.
L'appel à l'humanité de M. Fethullah Gülen est opportun, profondément utile et possède un gros potentiel. Son appel n'est pas de ces humanismes passifs ou purement philosophiques. Et il ne promeut pas un programme élitiste où ont lieu seulement des discussions intellectuelles. Il possède une vision de projets sociaux réalisés dans le domaine de la vie quotidienne, dans des centaines d'établissements d'éducation à l'intérieur et à l'extérieur de la Turquie. Il pose ici les bases du dialogue et de la tolérance, et essaye également de remédier à l'absence d'un «être humain modèle» une absence qui est un problème fondamental de la civilisation contemporaine car il est maintenant devenu clair que les êtres humains ont besoin d'un modèle de vie à suivre, et pas seulement de la liberté de faire ce qui convient le mieux à chacun d'entre eux.
2. Le mouvement Gülen représente une nouvelle expression de l'islam
Les paradigmes occidentaux voient l'histoire des mouvements sociaux à travers un prisme ou un schéma particulier. Ceci vient en partie de l'évolution qu'a suivie l'histoire de la pensée politique en Occident. L'histoire de la pensée politique y a été formée par la combinaison et la succession ou l'affrontement de sectes, d'écoles et de mouvements divers. C'est pourquoi la compréhension occidentale des sciences sociales tend à considérer les mouvements sociaux contemporains à la lumière des développements historiques occidentaux. Elle les considère comme des mouvements qui se succèdent l'un après l'autre, ou comme des expériences qui diffèrent et rivalisent entre elles. Cependant, ni le cadre théorique ni les méthodes de lecture sociales et politiques de ces analyses ne nous fournissent des bases sur lesquelles on puisse analyser les changements sociaux à l'intérieur de la société islamique. Même si ces analyses peuvent être rationnelles, cela ne les empêche pas de se perdre dans des interprétations contradictoires.
Si l'on peut dire une chose sur les analyses découlant des paradigmes occidentaux, c'est que l'islam y est considéré exclusivement comme un pouvoir politique et que tous les mouvements sont ainsi réduits à une lutte de pouvoir politique. Il est vrai qu'il existe dans le monde islamique des groupes organisés avec le souci d'un islamisme politique classique. Même si ces mouvements ont de temps à autre acquis une certaine importance à une grande échelle, à long terme ils ne sont pas parvenus à s'insérer dans une quelconque pratique sociale de la société islamique. Le fait qu'ils se réveillent seulement à certaines périodes montre qu'ils n'ont pas de base dans un groupe de membres constant. Pourtant l'attrait d'une idéologie peut se mesurer jusqu'à un certain degré par le point jusqu'où elle s'insère dans les pratiques sociales. L'islamisme n'a pas bénéficié d'un effet constant ou à long terme sur les valeurs centrales des sociétés musulmanes. Même s'il exprime le désir d'une «société islamique» vivant dans l'unité et l'harmonie, il n'a jamais été capable de se débarrasser d'un certain flou social.
Tandis qu'il espère agiter et unir différentes classes sociales les masses rurales et urbaines, les étudiants, les élites politiques et la classe moyenne son idéologie et son manque de clarté sociale deviennent apparents. Et lorsque ces différentes composantes se mettent à diverger, à s'affronter et à se séparer, le tout commence à s'effondrer si bien qu'il devient impossible de définir les bases sociales de l'islamisme en terme de classes. Dans des pays différents, dans des constellations sociales et politiques différentes, cela a pris des aspects sociaux très divers.
D'un autre côté, il y a eu des mouvements et des ordres religieux dans le monde islamique qui étaient totalement indépendants de toute préoccupation politique ou de toute méthode d'organisation. Alors que ces mouvements agissaient davantage dans la société civile et les espaces sociaux et qu'ils avaient toujours une base constante et plus large dans la société, plus que les mouvements politiques, les paradigmes de sciences sociales et les médias occidentaux n'ont jamais porté une attention suffisante à ces mouvements. Cela ne veut pas dire que les intellectuels ne reconnaissaient pas personnellement la base religieuse de ces mouvements sociaux, mais ils étaient en général des exceptions à la règle. Percevoir l'islam comme une source de pouvoir politique a toujours plus attiré l'attention de l'Occident. Peut-être que l'une des raisons fondamentales de ce fait est que les mouvements politiques de ce type produisaient une forme d'identité et de politique qui était une alternative et une opposition aux valeurs occidentales, à ses pratiques démocratiques contemporaines et à la civilisation occidentale en général. Sous une perspective différente, de tels mouvements offraient un cadre d'analyse plus facile pour la tradition de pensée politique occidentale. L'Occident, en percevant et en dépeignant l'islam comme opposé à toutes sortes de relations humaines et sociales modernes, et en réduisant l'activisme social islamique à des actions agressives et radicales, a toujours été capable de trouver des exemples qui soutiennent ses idées préconçues de la supériorité occidentale sur l'Orient musulman. En conséquence, de telles analyses ont toujours attiré plus d'attention que celles qui cherchaient à comprendre l'islam et la société musulmane de façon positive.
Après le 11 septembre, début d'une nouvelle période de crise dans les relations entre l'Occident et le monde islamique, l'attention se tourna vers d'autres mouvements du monde islamique. Il était devenu clair qu'une crise à long terme dans ces relations menacerait les attentes politiques, culturelles, militaires et économiques de l'Occident concernant la région. Dans le monde musulman, cet intérêt nouveau fut perçu avec un grand scepticisme. Que l'Occident soit intéressé par l'élaboration d'un «islam modéré» fut accueilli avec une suspicion générale dans le monde islamique. Pour ma part, je vois cette recherche comme une initiative qui aurait dû avoir lieu il y a longtemps. Mais en ce qui concerne à la fois notre moment politique international et le bien-être religieux et politique des musulmans dans la région, l'opportunisme d'une telle initiative doit inévitablement jeter une ombre sur certaines des personnes impliquées et nous devons nous interroger sur ses motifs. Pendant des siècles, le visage paisible de l'islam était présent partout dans le monde. Si seulement les sensibilités politiques occidentales avaient pris note de ce fait plus tôt ! À vrai dire il n'y a jamais eu non plus dans le monde islamique un effort cohérent et soutenu ni au niveau politique ni au niveau socioculturel pour engager une relation solide avec l'Occident. Compte tenu des circonstances, pour construire de nouvelles passerelles entre l'Occident et le monde islamique, chaque côté devra revoir ses attitudes et ses héritages religieux, politiques, culturels et historiques et faire une introspection.
Des paradigmes politiques internationaux doivent être trouvés pour élaborer une nouvelle base de dialogue entre les différentes cultures et civilisations, et pour trouver une réponse aux théories qui menacent l'avenir de l'humanité, comme les théories sur le choc des civilisations. Sinon les mythes et les théories sur ces chocs qui sont aujourd'hui florissants et en expansion vont continuer à se développer de plus en plus. Les théories de Huntington sur le choc des civilisations ont provoqué un déluge de discussions et touché diverses sensibilités dans le monde entier. Face à de tels développements, élaborer une attitude et une sensibilité politiques et sociales appropriées va nécessiter un mouvement de synergie à l'échelle mondiale. À cet égard, le mouvement de M. Fethullah Gülen est l'un des rares mouvements sociaux et l'une des rares initiatives individuelles du monde musulman à rechercher une nouvelle manière de faire rencontrer l'Occident et l'islam, en offrant des possibilités sociales, non militaires et culturelles. Le mouvement Gülen est un fait nouveau rare qui met les composantes sociales et culturelles de la tradition islamique face aux valeurs modernes et encourage l'engagement dans une interaction positive. Il a créé un large processus de dialogue dans les domaines éducatifs, religieux et sociaux à travers des régions aux cultures et civilisations différentes. À cet égard, M. Fethullah Gülen peut être crédité d'avoir développé avec succès une expression positive et dynamique de l'islam capable de faire face au monde moderne occidental et de s'y engager à l'égal des plus grands mouvements sociaux et religieux occidentaux. Son émergence dans le débat de la communauté internationale représente un développement nouveau avec un énorme potentiel pour construire des liens qui peuvent aider l'Occident à créer avec succès de nouvelles relations amicales avec l'islam et le monde musulman, basées sur un engagement sincère et profond. C'est pourquoi il est extrêmement important que le mouvement ne soit pas mal compris et qu'il soit reconnu comme une initiative sincère et sérieuse. Cela ne dépend en aucun cas seulement du fait que ce mouvement soit considéré conforme à l'apparente préférence idéologique occidentale contre l'islam modéré en tant que pouvoir politique. Je crois plutôt que l'on doit considérer la nécessité et l'importance de ce projet pour l'humanité en général, un projet qui a été élaboré dans le cadre du dialogue et de la tolérance entre les différentes cultures et civilisations et qui a enthousiasmé des intellectuels, des hommes politiques, des philosophes, des ecclésiastiques et des hommes de médias à l'échelle mondiale.
En effet Gülen a créé une organisation sociale et civique qui se distingue clairement des mouvements politiques en grande partie islamistes du monde musulman. Il n'a jamais soutenu d'initiative politique ni donné son appui à des tentatives de formation d'un parti politique, et il est certain qu'il ne le fera jamais. Il n'a jamais, personnellement ou collectivement, été impliqué dans une activité politique directe. Les initiatives politiques ont tendance à être des aventures de courte durée. Au lieu de cela, Gülen se concentre sur des contributions à long terme à la vie sociale et culturelle d'une société croyante, sur des idéaux qui vont faire d'un peuple déjà fidèle des croyants sincères et ouverts à toutes sortes d'interactions sociales humaines, éthiques, positives, sincères et remplies d'amour et d'enthousiasme. En tant que simple homme et simple citoyen, il s'est fermement décidé il y a longtemps à se consacrer exclusivement à des initiatives non gouvernementales et sociales. Travailler dans ce domaine exige un véritable sacrifice de soi et de plusieurs années de sa vie sans attendre quoi que ce soit en retour, et nécessite des hommes dévoués qui se consacrent à l'amélioration de la société et à la construction d'un avenir meilleur. Les inquiétudes politiques quelles qu'elles soient sont toujours indissociables d'une sorte d'espoir. Mais Gülen enseigne à ses pairs qu'un musulman, qu'un croyant sincère ne devrait pas attendre de compensation de la part de la société. C'est pour cette raison que le mouvement de Gülen se tient à l'écart de tout programme politique direct ou indirect, à la fois dans le présent et dans le futur, et qu'il est complètement indépendant.
3. Les bases humanistes de Gülen
Le modèle de Gülen est l'essence de la synthèse sur laquelle a débouché le mariage de la culture turque avec l'islam, se concentrant sur des problèmes humanitaires, le développement de l'individu, la tolérance et la réconciliation. Les musulmans turcs ont mis en pratique la tolérance et la réconciliation, des valeurs qui sont l'essence de la culture démocratique contemporaine depuis plusieurs siècles. Le modèle de l'islam turc, qui a d'abord été élaboré par des soufis turcs, a une longue histoire et une grande complexité et subtilité. Il a été inséré dans le tissu même de cette nation dès ses débuts, de Yesevi à Roumi, jusqu'à Yunus et Haci Bektas Veli. En partant de cette base, Gülen a reconstruit cette tendance et cette compréhension éminemment tolérantes et douces du soufisme musulman turc et les a adaptées pour servir la société contemporaine et répondre à ses besoins. Mais sa compréhension indique une vision plus large, plus active et plus impliquée socialement. Chez Roumi, Yunus et Haci Bektas Veli, il y a plus la compréhension d'un introverti qui appelle le croyant à l'école de l'apprentissage. Et tandis que dans ces écoles, la tolérance et le dialogue sont limités au code de l'école et à son environnement social, Gülen ouvre et transforme ce cadre et cette vision pour inclure tous les peuples du monde, musulmans comme non musulmans. Dans un sens, sa mission est donc une activité de transformation, car il unifie sa mission et son mouvement avec le but existentiel de l'homme dans le monde. Alors que d'une part il organise la rencontre et le dialogue de personnes venant de nombreuses cultures différentes dans le monde entier, il encourage d'autre part le développement spirituel et intellectuel de l'individu que la modernité a rendu égoïste, et sa transformation par le sens du «service» (hizmet) et du dévouement. Dans ses pires aspects, l'homme créé par la modernité est passif, léthargique du fait de son fardeau individualiste, maladroit et égoïste. Chez cet homme, la capacité à affronter des questions aussi lourdes que la religion, la culture, le dialogue entre les civilisations, la tolérance et la réconciliation est limitée et doit d'abord être développée pour qu'il puisse apporter sa contribution à la société. Les gens qui peuvent supporter une telle charge doivent être pleins d'abnégation, sincères, altruistes, généreux et ouverts sur les autres. Même ceux qui sont là pour frapper, casser et détruire devraient trouver une nouvelle vie en lui, y trouver leurs propres fondations humaines. Pour cette raison, l'homme que Gülen place à la base du dialogue et de la tolérance doit être dans son action, son attitude et ses pensées toujours positif. Il ne doit pas agir selon d'autres motifs ou réactions, ni être soumis à des réflexes intérieurs ou extérieurs. Il doit être constructif et non destructif. Un tel homme doit être prêt à affronter des épreuves. Cela ne peut être réalisé simplement par la religiosité, en se contentant de rester dans un coin tranquille, mais plutôt en s'immergeant dans le courant de la société. Le modèle de Gülen promet un engagement actif avec la vie et ses difficultés. C'est un modèle dont les deux côtés sont ouverts sur l'éternité. Ni la transcendance spirituelle, ni le sacrifice matériel, ni l'altruisme ne peuvent avoir de limites. Ils sont tous ouverts sur l'éternité. Tout ce que vous faites au nom du public, de l'humanité et de l'amour de Dieu ne peut jamais être assez.
Quand on l'observe du point de vue des problèmes humains et universels généraux, la vision qu'offre Gülen produit un effet qui peut affecter tous les processus humains et sociaux, car il laisse toutes les questions idéologiques de côté et propose un modèle fondé sur l'homme comme élément de base de toute idéologie. L'homme ou la femme dans ce modèle est une personne altruiste qui a été créée par Dieu pour hériter de ce monde, qui peut laisser de côté tous ses besoins et désirs personnels au nom de l'amour Divin l'amour pour l'humanité et pour toute existence. En conséquence, cette personne peut être placée à la base de toutes sortes d'interactions, de sociétés et de leadership. Vous pouvez former toutes sortes de modèles sociétaux basés sur une telle personne. La nature spirituelle, intellectuelle et sociale de cette personne est d'agir favorablement et positivement dans toutes les situations. Partout des gens qui sont devenus des partisans de la voix et des pensées de Gülen s'efforcent d'agir de cette façon. Dans différentes parties du monde, dans des climats idéologiques, politiques, religieux et socioculturels variés, ils sont tous plus que bienvenus. Ils mettent l'accent sur les valeurs humaines, sociales et éthiques qui peuvent être partagées de tout cœur par tous.
La modernité aspirait d'abord à abolir le modèle traditionnel de l'homme. Pour y parvenir, elle a inventé des moyens politiques, sociaux et culturels. L'homme traditionnel était un modèle public. Même si ce n'était pas toujours le cas en pratique, en théorie il ne vivait pas seulement pour lui-même. Il était plein d'abnégation quand il s'agissait de la société, de la nation, de la religion et de l'humanité. Il n'agissait pas pour son intérêt et son bénéfice personnels. Il aidait et soutenait son prochain, lui faisant part de sa conviction religieuse. Il n'était pas indifférent envers les pauvres, ses voisins ou les gens dans le besoin. Il voyait même les problèmes humains et moraux sévissant à l'autre bout de la planète et en condamnait les responsables. Mais l'idéologie de la modernisation n'avait pas de valeur pour inclure un tel modèle d'homme décent, accueillant et doux. Elle est matérialiste, et son modèle pour l'homme n'était pas «l'homme» mais «l'individu». Il vivait dans son coin, seul dans un monde d'égoïsme. Son idéologie était le progrès constant gagner de l'argent, toujours plus d'argent, jusqu'à épuiser toutes les limites de la richesse et du bien-être. Dans certaines parties du monde moderne, ce modèle a pris racine. Mais les gens se sont rapidement aperçus que même après avoir atteint les limites spatiales de la richesse et du bien-être, les problèmes politiques, économiques et socioculturels n'avaient pas disparu. Tandis que leur richesse matérielle augmentait, leur pauvreté spirituelle augmentait tout autant. Le point qu'ils atteignirent était un état qui ne les satisfaisait ni matériellement ni spirituellement. Les individus et les communautés ont commencé à mettre en doute le système qui les régissait et se sont fait entendre par l'intermédiaire de groupes de pression et d'organisations sociales.
Dans ce moment historique, réel et socioculturel, nous voyons l'importance des nouvelles façons de vivre la religion et des nouvelles pratiques qui sont en hausse dans tous les peuples du monde. En tant que base de nouvelles crises politiques et sociales, nous voyons l'homme au premier plan. L'existence de l'homme sur terre et sa façon de s'épanouir sont à nouveau sujettes à interrogation. C'est une question qui a hanté l'esprit des grands penseurs à toutes les époques, en commençant par les premiers philosophes naturalistes jusqu'aux philosophes d'aujourd'hui. La réponse la plus complète et la plus satisfaisante à cette question fut donnée par les «Religions du Livre». Après l'aventure dans laquelle l'homme s'est trouvé pendant le processus de modernisation, et après que les prix sociaux, économiques et politiques requis aient été payés, l'homme se tourne à nouveau vers le Divin, vers les valeurs sacrées et célestes qui font de l'homme la raison d'être de l'univers. L'«homme de Vertu» que les «Religions du Livre» mettent particulièrement en avant est précisément l'individu idéal que les paradigmes sociaux recherchent aujourd'hui.
Inévitablement, il y avait besoin de nouveaux efforts soutenus pour développer de telles personnes. Cet effort n'est rien d'autre que la reproduction de l'homme public, l'homme rempli d'abnégation, loyal et spirituel. Cela nécessite de bâtir une génération vouée comme dans le vieux dicton «au service des gens, pour le Seigneur, le Tout-Véridique». L'ayant écarté de son esprit et de sa conscience, l'esprit de dévotion est une manière de vivre que la mentalité contemporaine ne peut pas comprendre. Pourtant, toutes les grandes civilisations du passé, tous les empires et États qui ont réussi, et toutes les valeurs se rapportant à la civilisation ont été établies par des gens qui possèdent cet esprit. Les sociologues et les spécialistes des structures sociales s'efforcent maintenant de retrouver ce type d'homme. Des modèles, méthodes et projets nouveaux sont développés. Ils craignent la destruction dans laquelle la civilisation contemporaine pourrait succomber s'ils échouaient dans leur projet. En effet la civilisation moderne a un besoin d'individus ayant le sens à la fois du sacrifice et du dévouement pour la communauté, le dialogue et le consensus sincères. L'activité frénétique que Gülen et son mouvement ont entreprise en matière d'éducation a donc une grande importance en cette période.
4. L'aspect moderne et social de la base religieuse du mouvement Gülen
M. Fethullah Gülen a reçu une formation religieuse caractéristique issue du soufisme. Ces bases spirituelles ont clairement influencé toutes ses activités dans le domaine personnel et social. Le fait que la religion demeure aujourd'hui une partie vitale de la vie de l'être humain, de la société et de l'éducation démontre qu'elle possède malgré tout un remarquable pouvoir d'organisation et d'encouragement, et une force de motivation qui révèle le potentiel caché de l'être humain. Depuis au moins deux siècles, l'humanité a négligé l'importance de cet aspect motivant de la religion. C'était en même temps un choix conscient de la vision laïque et matérialiste à l'extrême de l'époque. Depuis le 18ème siècle, de T. Woolston à Frédéric le Grand, de Voltaire à Comte et F. Engels, de M. Müller à Freud, Marx et A. E. Crawley, puis jusqu'aux années 1960 et 1970 avec Peter Berger et Bryan Wilson, de nombreux penseurs étaient convaincus que la fin de la religion était proche. En fait ils s'étaient perdus dans l'illusion de leurs propres prémisses intellectuelles, philosophiques et scientifiques.
L' «idée fixe» du laïcisme que la religion allait disparaître était fondée sur le développement de l'industrialisation, de l'urbanisation et de la rationalisation c'est-à-dire les éléments de base du processus de modernisation. Cela reflétait l'essence des théories de la modernisation. Le principe fondateur de la modernisation était l'idéologie de la laïcisation affirmant en bref que la religion serait dépourvue de toute pratique sociale et qu'un style de vie matérialiste dirigerait la destinée des sociétés.
Bien avant d'atteindre la fin du millénaire apparurent des signes nous avertissant que l'idéologie du «laïcisme» était menacée. La dynamique de la transformation et de la mobilité sociales avait dévié du chemin tracé par les attentes positivistes des «Lumières». La religiosité s'était développée au cœur même du modernisme et du laïcisme, prenant des formes nouvelles et vitales qui commençaient à se manifester. Ceci fut interprété par de nombreux spécialistes des sciences humaines comme «le retour du Divin». Mais d'autres spécialistes évaluaient cette même situation en disant que «le Divin ne nous avait jamais quitté !» Le fait que la religiosité avait pris des formes nouvelles et originales démontrait que la théorie de l'incompatibilité entre la religiosité et la modernité ne tenait pas. La modernité a donné naissance à de nombreux courants anti-laïcs qui n'étaient pas seulement religieux. Les preuves et les exemples les plus flagrants de ce fait furent les identités et mouvements religieux, et les nouveaux mouvements sociaux. Aujourd'hui, partout dans le monde, la religion n'est pas seulement préoccupée par les besoins rudimentaires de la population rurale et des villageois sans instruction. Au contraire, elle présente une image de jeunesse, de citadins instruits qui réussissent, et de sections de la société qui ont été élevées sur les principes de la rationalité. Aujourd'hui des voitures flambant neuves sont bénies dans de splendides temples shintoïstes. Au pays de Karl Marx, la Russie, les gens affluent à l'église sous un régime moins sévère qu'il ne l'a été, comme ils le font également en Chine communiste. Et malgré tout ce laïcisme et cette modernisation, s'il n'est pas en déclin l'athéisme est tout sauf une valeur montante.
Quand on étudie les théories développées par Weber sur la motivation positive que l'éthique protestante a fournie au capitalisme contemporain et les instincts de travail commerciaux et financiers, on observe la base rationnelle du développement de la religion dans les dernières sociétés modernes. Mais dans le système de Weber, la religion, tout en stimulant les relations financières, est paradoxalement elle-même soumise à une rationalisation par les valeurs de la société moderne. Je crois que la tendance de la religion à devenir une valeur montante ces derniers temps est plus universelle, cohérente, équilibrée et positive que dans la période de Weber. Dans des mouvements tels que celui de Gülen, l'équilibre entre la religion, la science, l'éducation et les relations sociales en est une preuve claire.
Dans cette longue préface, j'ai essayé d'esquisser un panorama de la confrontation entre les temps modernes et la religion. L'image dépeinte n'inclut naturellement pas toutes les transformations socioculturelles de l'époque. Cependant, j'ai essayé de montrer, à travers le processus de modernisation lui-même et ses éléments, comment ce processus pourrait céder la place à une tendance où les différences culturelles et ethniques pourraient se transformer en un choc des cultures et des civilisations qui menacerait le futur de l'humanité. J'ai également voulu indiquer les bases historiques et sociales du dialogue et de l'initiative de tolérance du mouvement Gülen qui perçoit les différences religieuses, ethniques et culturelles comme une précieuse richesse. Jetons maintenant un coup d'œil à la vie de cet homme qui a donné à ce mouvement son identité globale.
5. Qui est Fethullah Gülen?
Gülen est né en 1941 dans le district du Pasinler à Erzurum. Il fut élevé dans une famille conservatrice de cinq garçons et deux filles. Son père Ramiz Efendi était un imam employé par le gouvernement. La ville d'Erzurum se trouve au nord-est de la Turquie et est socialement très conservatrice. C'est une ville qui a reflété pendant de longs siècles les valeurs religieuses et nationales de base dans son organisation sociale.
Fethullah Gülen passa son enfance dans cette région où les valeurs conservatrices étaient partagées et reproduites, dans une atmosphère plutôt fermée d'ordres derviches et de madrasas (écoles religieuses). Mais il avait une curiosité et un amour insatiables pour la connaissance. Il était donc impossible que cet environnement limité satisfît tous ses désirs et ses intérêts. C'est pour cette raison que déjà très jeune il dirigea son esprit et son attention vers les évènements culturels, politiques et sociaux du monde extérieur. D'après ses propres paroles, il commença à se concentrer sur les problèmes sociaux dès ses premières années à la madrasa. Lorsque son jeune esprit commença à grandir, il découvrit l'art, la littérature, le cinéma, le théâtre et les activités intellectuelles de sa région. Il termina rapidement son éducation à la madrasa, mais il n'eut jamais l'occasion de recevoir une éducation dans les établissements officiels. C'étaient les années où la République turque avait perdu son fondateur, et la nouvelle république n'avait pas encore entièrement construit ses institutions et ses établissements. Depuis la période de la Réforme ottomane (Tanzimat), le pays avait été et était toujours témoin de nombreux problèmes politiques, économiques, socioculturels, et certains étaient encore à venir. Les intellectuels du pays ressentirent intensément le déclin d'une civilisation islamique vaincue et à la traîne. Des douzaines de problèmes intellectuels avaient été discutés à maintes reprises sans aucune solution évidente pour les éclaircir, si bien que les intellectuels du pays étaient trop fatigués pour parler même des questions les plus simples, et ils avaient laissé beaucoup de problèmes sans réponse ou de côté. Alors que beaucoup de questions étaient en rapport avec la religion, l'islam et la vie sociale religieuse semblaient déjà morts et enterrés. La démocratie turque présentait un très fragile équilibre oscillant entre un système de parti unique et un système multipartite. Des combats politiques et sectaires, des inimitiés internes, une succession de crises économiques, la pauvreté et beaucoup d'autres causes d'instabilité hantèrent l'esprit de ce jeune homme dès son enfance. Déjà à cet âge, il commença à penser au déclin des musulmans durant les deux derniers siècles et aux remèdes qui pourraient inverser ce processus. Gülen interpréta la totalité de ce vieux fardeau à travers la perspective des valeurs culturelles contemporaines. Il rajeunit un mouvement intellectuel qui était enterré depuis presque deux cents ans et s'efforça de le remettre à l'ordre du jour des priorités du musulman. Il trouvait impératif de filtrer les problèmes les plus essentiels qui avaient été perdus parmi d'autres pour les réorganiser et former de nouveaux domaines où règnent la bonne volonté et l'enthousiasme.
Mais voici la difficulté dans tout cela: la recherche des raisons du déclin à la fois dans les domaines intellectuels et religieux et les efforts intellectuels et politiques qui furent produits pour résoudre ce problème de participation dans les civilisations contemporaines ont suivi deux lignes de pensée différentes. L'une d'elle était conservatrice à l'extrême, alors que l'autre rejetait la totalité de l'héritage historique de la tradition et des pratiques sociales, préférant rejoindre le monde de la civilisation occidentale sans poser de questions, sans rien n'y apporter de notre propre identité. La première interprétait la dynamique du progrès sans jamais sortir de la tradition, de la mentalité conservatrice formée par les acquis historiques et sociaux. L'autre la définissait à partir des valeurs matérielles et culturelles produites par la civilisation et le style de vie occidentaux. Naturellement, il y eut ceux qui proposèrent une troisième et quatrième voie, et il y eut également ceux qui formèrent une synthèse des deux premières. Gülen a grandi dans une communauté conservatrice. En conséquence, il devait initialement suivre une voie définie par des modèles tout faits et des tendances traditionnelles. De nouvelles interprétations auraient d'une certaine façon été considérées comme déplacées dans son milieu très fermé. Ainsi ses premières initiatives déclenchèrent ce type de réaction. Gülen est certainement un homme fidèle aux valeurs traditionnelles. Or cela ne l'a pas empêché de confronter les valeurs culturelles traditionnelles à la civilisation occidentale contemporaine. À cet égard, son entreprise contient des éléments qui apportent de nouvelles ouvertures pour le contemporain comme pour le traditionnel, à la fois en termes théoriques et pratiques. Il a voulu montrer, d'une façon claire et pratique, à la fois dans la première période de ses activités religieuses et sociales et plus tard dans ses activités éducatives, que les valeurs religieuses et culturelles traditionnelles ne sont pas en contradiction avec les faits scientifiques. Au contraire ils s'appuient l'un sur l'autre et peuvent être mis au service de l'humanité en réelle harmonie. Gülen n'a jamais caché son identité religieuse; il a réalisé le but de son existence en vivant une forte et profonde expérience religieuse, avec une totale confiance en lui. Il n'approuve pas ceux qui compartimentent l'identité religieuse, l'expérience et l'existence, ou les considèrent séparément des aspects sociaux de l'être humain. À cet égard il a une vision du monde globale et holistique. Il met l'accent sur l'idée qu'un caractère réellement sincère et religieux profiterait à l'État et à la société. Les penseurs contemporains se sont généralement concentrés sur l'État, la ville et l'économie. Gülen en revanche a dirigé son attention sur l'élément «homme» qui est au cœur de tout cela. D'après lui, le problème le plus important de la civilisation contemporaine est celui d'éduquer l'homme. Si l'homme est vertueux, il le sera en toute chose l'État, la ville et l'économie. De plus, Gülen n'a pas considéré la question de l'homme comme une discussion purement intellectuelle. Il a transformé ses considérations en un projet sérieux de pratique sociale.
Ceux qui ont des attitudes conservatrices ont tendance à croire que le fait de suivre les préceptes de la tradition quand nous rencontrons des problèmes nouveaux donne plus de confiance. Les nouvelles façons de voir les choses peuvent être bénéfiques si elles sont conformes aux arguments acceptés qui ont été élaborés dans le passé, à la lumière des valeurs et des normes traditionnelles. Traditionnellement, nous nous abstenions d'y ajouter de nouvelles interprétations et expériences. Et pourtant Gülen a essayé d'élaborer une nouvelle façon de procéder en tenant compte à la fois de la confiance que donne la tradition et de nouvelles autres valeurs sociales. Cette attitude est très inclusive.
Gülen s'est trouvé là où il a grandi entre deux traditions de civilisations: la madrasa et la culture islamique d'une part, et la culture occidentale et la civilisation européenne d'autre part. Depuis trois générations avant lui, les gens avaient vécu dans une recherche constante d'identité entre ces deux cultures et civilisations. En fait, cette dualité n'est pas une lutte ou une recherche d'identité qui est unique à la Turquie. Tous les pays et les cultures qui sont en dehors de la civilisation occidentale ont vécu cette expérience de conflit d'identité. Gülen avait une bonne idée de la vision culturelle transformatrice de l'époque. Son conservatisme n'était pas un conservatisme qui se contentait seulement de regarder les évènements et les changements sociaux et de les abandonner au temps qui passe, ou qui s'était dessiné par pur réactionnisme. Plutôt que de sombrer dans le désespoir émotionnel ou éthique face aux transformations sociales et institutionnelles qui avaient lieu, il entreprit d'organiser une interaction active qui n'hésiterait pas à confronter le personnel, le traditionnel, l'expérience, l'héritage et les observations avec ces transformations. Il a préféré créditer les valeurs traditionnelles constituées par les expériences passées et les pratiques dans l'esprit du temps autant que les transformations sociales actuelles par l'intermédiaire de la conscience et de la participation. Il avait développé une perspective qui alimentait ses idéaux éthiques et culturels personnels avec de nouveaux répertoires de connaissance. Dès l'âge de quinze ans, Gülen était déjà entièrement plongé dans l'épaisse atmosphère de ces idées. Ainsi Il était très tôt un jeune homme avec un niveau élevé de maturité intellectuelle. Son environnement familial et le cercle conservateur de la madrasa où il a grandi ont tous les deux contribué à cette maturité précoce. Il avait déjà en lui une expérience spirituelle, et sa tête était remplie d'enthousiasme et d'un esprit d'activisme.
6. Gülen le conférencier religieux itinérant et la tradition du discours public
La compréhension de la tradition appelée sohbet (éloquence) dans le monde islamique est indispensable pour mieux comprendre le mouvement Gülen et sa mission. Depuis l'avènement de l'islam, la tradition orale (shifahi) a été l'un des moyens les plus importants pour la transmission de la culture et la communication des valeurs traditionnelles. Tandis que la madrasa a permis l'élaboration de la pensée religieuse, la parole et le discours public ont servi de canaux pour la transmettre à la population. La chaire dans la mosquée est devenue le podium naturel pour ces canaux; la chaire était le cœur de la production de la culture populaire islamique et le lieu où l'art islamique de l'éloquence naquit dans sa forme et son style originaux. La mosquée a été l'élément le plus important de la civilisation islamique et de la culture urbaine. Elle était composée d'un échantillon de citadins ou de grandes foules urbaines qui sortaient pour affaires, pour des achats ou pour d'autres raisons. La mosquée avait été placée dans une position centrale dans la formation et la constitution de la culture islamique.
L'environnement culturel dont Gülen est originaire est situé au milieu de ce carrefour traditionnel. Il est avant tout le produit des madrasas. Il a vécu une vie très liée à la mosquée et aux masses. La manifestation sociale de l'expérimentation de la pensée religieuse et la forme de croyance tournaient autour de cela. Lorsqu'il monta pour la première fois les marches de la chaire au cours de ses premières années à la madrasa, il n'était pas assez grand pour en atteindre le sommet selon ses propres termes. La madrasa était étroitement liée à la mosquée et à la vie sociale de la communauté. Dès sa plus tendre enfance, Gülen manifesta un comportement très sensible rempli d'enthousiasme, qui l'aida plus tard à développer une tradition oratoire qui lui était unique. Son expérience initiale dans ses premiers sermons le conduisit à se rendre compte de l'efficacité de la tradition oratoire à travers les siècles, et aussi son influence positive et importante sur les masses. Il s'est voué à cet art de l'éloquence comme moyen de communiquer la foi (tabligh et irshad), et cela influa tout son engagement et toute sa vie, encourageant et développant la charité (himmet[1]) pour tenter d'atteindre la capacité et le potentiel maximal de la société, la religion, l'État et la nation. Il semblait avoir adopté le verset coranique Encourage les croyants (Nisa 4: 84) comme mission et symbole. Le «pouvoir de la parole» au sens historique se manifestait à nouveau dans sa puissance oratoire élevée et spirituelle.
Ses discours publics sont probablement ce qui ressort le plus parmi ses nombreux aspects. En fait, beaucoup de gens l'ont découvert grâce à la ferveur de son éloquence. Sa connaissance et son intérêt pour l'érudition en ce qui concerne les études islamiques et les sciences occidentales modernes ont été éclipsés pendant des années par sa maîtrise de l'éloquence. Son érudition resta quelque peu cachée, bien que ses articles et sa poésie fussent publiés dans divers magazines. Pendant de longues années, il étudia non seulement le domaine religieux mais aussi l'histoire, la philosophie, la sociologie, la littérature et l'art. Tous les aspects des connaissances qu'il avait acquises reviendraient cependant à la surface soit en formant les masses et en les transformant en professeurs (muballigh), soit dans d'autres exemples où elles pourraient êtres utilisées de manière concrète.
Beaucoup de choses pourraient être dites sur l'éloquence de Gülen; si l'on voulait juste faire un bref commentaire, on pourrait facilement dire que le «pouvoir de la parole» qui était mort ou inerte depuis longtemps a été ravivé par son style de discours enthousiaste et sincère.
Son poste officiel commença en 1959 après avoir réussi un examen de la Direction Turque des Affaires Religieuses, et dura environ 30 ans pendant lesquels il exerça comme imam, comme prédicateur, comme professeur dans les écoles coraniques et dans de nombreux postes de direction. Il a prêché dans de nombreuses villes notamment Edirne, Kirklareli, Izmir, Edremit, Manisa et Çanakkale. Toute l'expérience individuelle qu'il a accumulée, tout comme sa proximité avec les masses, sont le résultat de sa carrière professionnelle en tant que prédicateur officiel. L'art de l'éloquence au vrai sens du terme, qui était complètement oublié depuis presque un siècle et demi, connut une renaissance grâce à son grand enthousiasme, son expérience profonde, sensible et spirituelle, ses vastes connaissances et ses bases culturelles très larges. D'une manière très sincère et en vertu de sa volonté, il a suscité les émotions religieuses, patriotiques et bienveillantes des masses en utilisant tous les aspects délicats de cette compétence. Les espoirs et les enthousiasmes ont trouvé grâce à ses sermons un lieu pour revenir à la vie. Des milliers et même des dizaines de milliers de gens se sont redécouverts dans ses discours religieux nationaux, et ils ont développé un sentiment de confiance en eux aussi bien qu'en leurs valeurs sociales.
La première activité de Gülen consistait à travailler comme prédicateur itinérant se déplaçant d'une ville à une autre. Ses sermons et son engagement avec les foules ont toujours été ce par quoi il était le plus reconnu. Son style était adapté au comportement socio-psychologique de la société à laquelle il s'adressait. Il filtrait toutes ses actions et toutes ses paroles à travers les écrans les plus sensibles avant de les révéler. Il faisait très attention à la vie qu'il menait, comme s'il était constamment observé minutieusement. Cette vigilance était la conséquence non seulement de son intention de mériter la bienveillance de la communauté des fidèles mais surtout de son ferme attachement à la tradition derviche où l'on croit avec une forte conviction et une grande sensibilité que Dieu observe chacune de nos paroles et de nos actions. Il fut un réel serviteur (abid) moderne, un ascète (zahid) et un derviche, et cela explique la grande motivation derrière la sensibilité de ses paroles, de son comportement, de sa personnalité, et sa très grande vigilance. La prudence, la perspicacité, le calme et la douceur qui caractérisent même les plus insignifiantes de ses actions, et peut-être même sa profonde expérience intérieure, sont fondés sur sa compréhension profonde et consciente du dévouement. Nous pouvons remarquer combien ses actions sont appropriées à leur contexte; rien ne semble contradictoire dans sa vie. Grâce à de longues années d'observance de pratiques spirituelles en respectant une discipline et un entraînement stricts, il est devenu humble, purifié et s'est assagi contre tous les penchants possibles pour les tentations qui sont répandues dans la nature humaine. Toutes ces émotions apparaissent seulement après avoir subi cette discipline. Quand il prononce un sermon, même au moment le plus chargé d'émotion, il semble posséder une prudence mécanique et une forme de conscience qui contrôle son comportement et son excitation intérieure. Beaucoup de prédicateurs sont au contraire enclins à perdre le contrôle de leurs actions et de leurs paroles dans de tels états émotionnels, comme dans un raz-de-marée, et ils se retrouvent détachés de leur position, suivant simplement le flot émotionnel des masses. Normalement, quand le flot émotionnel est passé, ces types de prédicateurs se retrouvent avec d'innombrables paroles non intentionnelles et comportements incontrôlés. Mais la prudence et le sérieux de Gülen dominent l'espace où il prêche, et ne permettraient jamais une action incontrôlée ni de sa part ni de la part de l'auditoire. Il établissait un tel niveau de conscience avec son discours que sa vie avant et après le sermon prenait forme en accord avec lui. Apparaître devant un auditoire était comme un calvaire pour lui. Il prenait une grande précaution à ne pas exprimer la moindre déclaration, pensée, ou même le moindre souffle si ce n'était pas le moment approprié. Il est nécessaire de comprendre son pouvoir d'éloquence et la vie délicate qu'il a tissée autour d'elle pour avoir une idée de l'influence de la culture de l'éloquence sur la dynamique essentielle de la communauté de Gülen. Ce mouvement a produit et développé ses propres traditions culturelles, en termes à la fois religieux et socioculturels. Les codes culturels de cette communauté ont leur propre origine unique, même s'ils sont très liés au système de valeurs traditionnelles.
Alors que Gülen étendait ses contacts sociaux avec les masses, il se familiarisa avec les problèmes sociaux et culturels. Ce rapprochement le plaça dans une position où il dût faire face à ces problèmes et y chercher des solutions.
En même temps, il analysait tous les courants idéologiques et politiques de la Turquie, étudiait des programmes et des projets pertinents, et les examinait pour savoir s'ils étaient cohérents.
Plus tard il tourna son attention sur les problèmes du monde islamique et entretint sa connaissance avec cette perspective plus large. Suite à ce voyage idéologique, philosophique, réflexif et intellectuel, il tira la conclusion que le problème majeur de ce pays (la Turquie), et peut-être du monde islamique, ou peut-être de toute la civilisation humaine, est «l'être humain» et l'éducation de l'humanité. Après en être venu à cette analyse au début des années 1970, quand il est devenu pour la première fois directeur d'une école coranique, il entreprit une tentative de pratiquer une méthode éducative différente, qui plus tard se propagerait sur la terre entière.
D'une part c'était officiellement un prédicateur, mais d'autre part il organisait des cours et des camps d'été pour étudiants. Dans ses sermons, il enseignait qu'à notre époque il était plus important de construire des écoles que des mosquées, et il canalisait l'enthousiasme spirituel du public. Cependant cette politique devait bientôt être opposée par des éléments conservateurs qui étaient simplement plus préoccupés par des projets à court terme. En effet, l'éducation et les écoles étaient des projets à long terme qui ne faisaient pas partie des préoccupations directes de nombreux conservateurs. Ils étaient ainsi incapables de calculer les résultats sociaux à long terme de projets éducatifs et de l'ouverture d'écoles. Même s'ils ne présentaient pas une opposition farouche, ils ne prenaient pas ces efforts très au sérieux.
Pendant de nombreuses années, depuis les chaires ou par d'autres moyens, Gülen s'est efforcé d'éclairer ces cercles conservateurs grâce à de nouveaux projets. En même temps il fit comprendre aux membres du gouvernement que c'étaient des initiatives civiles, chacune d'entre elles étant un produit de l'esprit sociétal et national sans objectif politique ou idéologique. Le processus d'institutionnalisation de ces projets a entièrement été une activité civile. Cela n'a jamais pris la forme d'une opposition idéologique ou politique. Cela n'a jamais été enclin à entrer en conflit avec l'État actuel et ses valeurs officielles; tous les efforts ont été consacrés à l'éducation des masses et de la jeunesse.
Dans les années 1970 et 1980, Gülen était probablement l'un des rares prédicateurs dont les sermons étaient suivis par un public nombreux, instruit et d'une très grande diversité.
Au début des années 1990, les premiers établissements éducatifs (écoles primaires et lycées) ont commencé à montrer leurs capacités, accumulant des succès scientifiques dans des Olympiades scolaires à la fois en Turquie et dans le monde entier. C'était la preuve que ces établissements avaient maintenant des bases solides et qu'ils étaient devenus des institutions mettant en pratique des valeurs scientifiques. En d'autres termes, ils étaient devenus la manifestation de la nature et de la cohérence de la mobilisation éducative de Gülen.
D'autre part Gülen est devenu le centre d'attention d'hommes politiques qui étaient en dehors de la bureaucratie étatique, de gens impliqués dans des secteurs allant du monde universitaire au monde artistique, et des médias aux cercles intellectuels. Les années 1990 furent les années d'ouverture vers le monde extérieur et déclenchèrent un large processus de dialogue avec des gens connus dans de nombreux domaines. Cet effort marqua le début d'un processus de dialogue sans équivalent dans l'histoire récente. Avant les années 1980, la Turquie avait été depuis longtemps un champ de bataille des courants intellectuels, politiques et idéologiques. Dans ces mouvements de jeunesse et ces conflits, des dizaines de milliers de jeunes gens avaient perdu la vie. Dans les années 1970, les combats idéologiques qui ont secoué le monde entier ont aussi profondément affecté la Turquie. Gülen a réussi avec beaucoup de soin et de patience à préserver ses partisans et les grandes masses à qui il s'adressait de toutes ces batailles. Puis le coup d'État de 1980 apporta une grande atmosphère de silence. Le pays perdit trois générations durant les années 1960 et 1970. Les gens semblaient fatigués et désaffectés. Les années 1980 ont ensuite vu les mouvements intellectuels et idéologiques commencer à s'interroger en profondeur sur eux-même et sur leurs positions. Mais le conflit avait été résolu seulement partiellement. Chaque courant de pensée était isolé de l'autre, et les intellectuels individuels vivaient dans de petites boîtes fermées séparées des points de vue et convictions opposés. Il y avait une sorte de paix mais elle venait à un prix considérable, la baisse de vitalité de la vie intellectuelle n'en était pas le moindre. Ce fut dans ce contexte que Gülen commença à bâtir les fondations d'une culture de dialogue et de consensus. Il était crédible car c'était l'architecte d'un projet qui avait fait ses preuves à l'échelle mondiale, et il n'y avait aucun doute qu'il serait au programme de nombreuses personnes.
7. Le principe d'action positive comme base
L'une des dynamiques les plus fondamentales du mouvement Gülen est que le principe directeur d'un individu devrait être d'élaborer une attitude positive dans tous les domaines. Nous devrions nous éloigner de toute attitude ou tout comportement qui pourrait pousser le public au combat, au conflit, au pessimisme ou à des tensions. Un homme peut avoir des qualités et des capacités de génie, mais s'il n'entretient pas des relations harmonieuses avec la société, il n'y a aucun moyen d'en tirer profit. Quand on s'attend à ce que des individus soient capables et habiles, on devrait aussi s'attendre à ce qu'ils s'entendent. Cela ne veut pas dire qu'un individu doit laisser de côté ou oublier ses préférences et expériences. Au contraire, c'est le portrait d'une personne en paix à la fois avec la société et avec elle-même.
Gülen a un modèle d'homme dont les aspects sociaux ont été mis en avant. Mais au niveau personnel, il conseille aux gens d'être des individus «complets». Car il est impossible pour quelqu'un qui n'a pas acquis un caractère indépendant, avec un intellect, une pensée, de l'expérience et des capacités personnelles, de faire une contribution de qualité à la sphère sociale. Il a apporté une ouverture sur «l'homme parfait» (insan al-kamil), comme ce caractère humain élevé est nommé dans la littérature islamique classique soufie, une ouverture qui s'intéresse au domaine social. En fait, dans son système, c'est l'ouverture qui définit son modèle idéal de l'homme qui sacrifie ses propres plaisirs de la vie et qui d'une certaine façon vit pour les autres. Un tel homme peut prendre comme base uniquement l'action positive puis la porter plus loin.
Déjà dans les années 1970, Gülen donnait des exemples tirés des expériences vécues par les Compagnons du Prophète Mohammed et les Apôtres de Jésus, les premières générations de l'islam et du christianisme. Il offrait à son auditoire des thèmes de foi authentique et pure des deux périodes. Il n'y a pas de rigidité politique, idéologique ou fondamentale dans ces générations. Ce sont des générations honorables qui ont mené une vie moyenne dans la société, et qui étaient en général pauvres mais toujours consentantes. C'étaient des siècles où les gens pleins d'abnégation, altruistes et sans prétention étaient très nombreux. Ces gens sans prétention, simples mais remplis d'abnégation, qui étaient presque ascètes mais restaient joyeux, profondément passionnés et loyaux envers la religion, ont trouvé les fondations idéales dans le mouvement Gülen. Ces gens brillaient comme des perles parmi les traditions sans pitié, pleines d'ignorance, de préjugés et de sévérité; leur humanité et leurs sentiments éthiques n'étaient pas souillés par cette froide ignorance. Ils étaient positifs dans toutes leurs actions; il n'y avait rien de déplacé. Ils étaient les Compagnons loyaux de Jésus et de Mohammed, la paix soit sur eux.
En fait l'action positive ne contient aucun sentiment reporté ou stimulé en son cœur. L'Ère du Bonheur (la période des Apôtres et des Compagnons) est l'idéal que Gülen porte en lui. À la base de cet idéal, il n'y a pas de nostalgie ou de défaitisme à être le porte-parole d'un groupe de personnes qui n'existent plus. Le défaitisme du dicton «les hommes de bien ont enfourché leurs montures et sont partis» a entraîné le regret du passé dans de nombreux mouvements. Mais dans le mouvement Gülen, l'accent qui est mis sur l'Ère du Bonheur est à la fois un exemple idéal et un modèle que les gens peuvent suivre aujourd'hui. Beaucoup parmi les fidèles de ce mouvement ont fait un sacrifice d'eux-mêmes si grand que l'on en a jamais vu de semblable depuis l'Ère du Bonheur. Ils ont fait preuve d'une loyauté et d'un altruisme dans leur compréhension du service seulement comparables aux gens de cette période. En cela la perspective que Gülen a apportée au comportement humain contemporain, et le principe d'action positive qu'il a développé ont tous les deux joué un grand rôle.
La sensibilité du mouvement se différencie des mouvements qui prétendent représenter un retour à la manière de vivre islamique et des approches fondées sur des slogans qui sont la norme des courants contemporains. Les slogans de ce genre mettent l'accent sur une sorte de programme politique partant du sommet et s'élargissant en descendant vers les ordres inférieurs. En d'autres termes, ils se rapprochent d'un modèle en corrélation avec l'islamisme classique. Ils soutiennent que s'il n'y a pas de transformation de haut en bas, le retour vers un style de vie véritablement islamique est presque impossible. Cependant le mouvement Gülen ne se concentre pas seulement sur l'Ère du Bonheur. Gülen souligne constamment l'horizontal autant que le vertical c'est-à-dire l'axe du progrès individuel et social autant que l'axe de la spiritualité. Selon cette idée, il n'y a pas de chose telle qu'un «retour à l'islam». Il faut plutôt comprendre que si la personne est croyante, il ou elle est musulman(e) sous n'importe quelle condition et doit agir comme un(e) musulman(e). Voilà celui ou celle qui ressent l'islam de façon sincère et vit dans la joie, sans nourrir d'autres prétentions. L'exemple le plus essentiel de ce comportement est l'Ère du Bonheur et la pratique des Apôtres et des Compagnons. Par dessus tout, les Compagnons vivaient l'islam avec une loyauté pure et sincère. En vivant ainsi, ils n'avaient aucune préoccupation politique ou idéologique. Ils essayaient de communiquer l'islam qu'ils ressentaient et vivaient sans faux semblant. Malgré les conditions sociales rigides qui les entouraient, ils insistaient sur leur réputation islamique et morale, et sur le fait d'agir favorablement. Ils n'attendaient pas l'avènement d'une période politique ou idéologique. Dans la vie pure de l'islam, soutient Gülen, il n'y a pas de place à un tel cas ou à une telle affirmation.
Dans le mouvement Gülen, l'idéal de l'Ère du Bonheur ne correspond pas à un retour à l'islam ou à des sentiments reportés à plus tard; cela exprime une vie consciente à l'intérieur de l'islam. Les Compagnons représentent la manière de vivre l'islam au quotidien et d'une façon très consciente. Pour cette raison, les idéaux de retour aux premiers exemples islamiques, considérés comme l'indicateur du radicalisme et du fondamentalisme islamique dans l'analyse des mouvements sociaux, ne sont en aucun cas en accord avec l' «Idéal de la Période du Bonheur» que l'on trouve dans le mouvement Gülen. Gülen a essayé d'élaborer un modèle pour l'homme qui prend comme base l'action positive de ces exemples. Il a essayé d'agir ainsi tout le temps où il était conférencier religieux dans les années 1970 avec ses discours, ses écrits, ses articles et ses conversations, et avec les établissements éducatifs qu'il a encouragés une vie de service s'étendant sur plus de trois décennies.
La dynamique de l'action positive est l'une des fondations spirituelles au cœur du succès des activités d'éducation et de dialogue dans lesquelles le mouvement de Gülen s'est engagé. Si l'on ne comprend pas l'enthousiasme et l'amour du service que ce mouvement donne à l'individu ordinaire, on aurait de grandes difficultés à comprendre le pouvoir mystérieux qui se cache derrière les tâches difficiles mais efficaces que les membres du mouvement effectuent dans toutes sortes de régions défavorisées du monde. L'action positive englobe presque toute l'activité du mouvement. Les mouvements idéologiques prennent au contraire comme base le combat, le conflit, la confrontation et la dialectique, et récoltent ainsi tout leur enthousiasme et leur énergie des tensions qu'ils créent dans l'homme et dans la société. Ils ne peuvent pas accomplir leurs actions et atteindre leurs buts sans mettre en place une manière d'agir négative, sans jouer avec les sources vitales de la société. Naturellement, chaque mouvement a un système de valeurs positives auquel il s'accroche. Sinon il serait incapable d'acquérir une base large. Mais si l'action positive n'englobe pas toutes les dynamiques internes et externes du mouvement, il ne lui est pas possible de développer des relations cohérentes solides et durables avec le public. C'est pourquoi l'action positive est parmi les dynamiques de base du mouvement Gülen.
8. Premières expériences sur la voie du dialogue et de la réconciliation
Au départ, Fethullah Gülen entreprit une série de répétitions pour ce qui allait devenir un vaste projet qui se transformerait en un dialogue entre les religions et les civilisations en Turquie, rassemblant des personnes représentant différentes pensées et différents modes de vie. Des gens appartenant à des camps politiques et idéologiques différents et qui s'étaient combattus physiquement dans les années 1960 et 1970, et au niveau intellectuel et social dans les années 1980, trouvaient désormais l'occasion de se rassembler dans ces réunions et invitations amicales. Peut-être que beaucoup étaient confrontés l'un à l'autre en contact direct pour la première fois. Des gens qui s'étaient peut-être menacés avec une arme, ou du moins avaient dirigé différents groupes de jeunesse politique, mangeaient désormais à la même table et échangeaient des plaisanteries. Les premiers rassemblements n'allèrent pas plus loin que des réunions courtoises. Sans nul doute, tous ressentaient malgré tout l'enthousiasme de poser les fondations intellectuelles, philosophiques et sociales de ce rapprochement. Cette vague d'excitation déboucha bientôt sur les importantes «Réunions d'Abant» puis sur la création du «programme de dialogue d'Abant» dans le cadre d'une action scientifique, universitaire et intellectuelle. Ces réunions ne consistaient plus à simplement se tenir poliment compagnie. Un ensemble d'intellectuels et de leaders de différentes universités du pays, de différents champs d'étude, et de différentes tendances intellectuelles, étaient ici rassemblées pour nouer des liens et dialoguer. La lutte continuait maintenant en totalité sur un plan d'action scientifique et intellectuel. Ces personnes, qui étaient de tendances culturelles, idéologiques et politiques différentes, étaient désormais rassemblées dans un grand effort intellectuel pour mieux vivre ensemble et partager un espace à l'intérieur de la Turquie. C'était en effet un projet remarquable et sans équivalent. Dans ce programme, l'initiative de base venait d'abord de Gülen et son équipe, mais cela devint plus tard un programme partagé par des leaders en matière de science, de réflexion, de loi et de politique. En conséquence, Gülen est le président d'honneur de la «Fondation des Journalistes et des Écrivains», l'organisation créée pour gérer et financer ce programme et ses réunions. En d'autres termes, la recherche du dialogue et de la réconciliation a été institutionnalisée grâce à l'initiative d'universitaires et a ainsi gagné une importance significative.
9. Dialogue entre les religions et les civilisations
La «Fondation des Journalistes et des Écrivains» fut créée en 1994. La cérémonie d'ouverture de cette association reçut une large couverture médiatique. Cela commença avec seulement des espoirs de bonne volonté et de réconciliation. C'était le premier capital de l'association. Les premiers dîners-réunions ont donné naissance au programme Abant et à des efforts intellectuels à l'intérieur de l'association, avec le lancement d'une maison d'édition et de deux magazines.
Par aileurs, ceux qui avaient participé aux premiers dîners-cocktails se mirent à nouer des liens d'amitié personnels, même s'ils étaient membres de différents contingents de la société. Chaque groupe comprit rapidement la richesse offerte par cette diversité. Les représentants des différentes religions en particulier établirent une harmonie totale lorsque les premiers entretiens amicaux eurent lieu entre ces représentants. Peut-être que pendant de longues années, ou peut-être même des siècles, ils n'avaient pas vu un tel programme de dialogue, et ils soutenaient cette occasion de tout leur cœur. Peut-être n'espéraient-ils pas un accueil si chaleureux à leur première invitation. Je suppose qu'ils n'espéraient même pas que ces dîners puissent se transformer en une tentative de dialogue entre les religions et les civilisations.
Le modernisme a apporté beaucoup de facilités à la vie humaine. Mais il lui a aussi apporté une quantité équivalente de problèmes. Le plus important d'entre eux est peut-être l'apparition de désirs politiques et impériaux qui pourraient provoquer un choc des civilisations. Les relations internationales sont devenues de plus en plus fragiles à cause de ces désirs. La paix mondiale chose qui n'a jamais été réalisée même si beaucoup en parlent est toujours menacée. Pour cette raison, les religions et le dialogue entre les civilisations semblent être le seul espoir pour l'humanité.
La réponse de très nombreux gens sincères aux discours passionnés de Gülen s'est développée de cette façon. Indubitablement, sans son vaste horizon, sa grande tolérance, sa prévoyance, son attitude conciliante, une telle vague d'enthousiasme et d'espoir n'aurait pas pu se développer. On ne peut pas ici négliger le puissant effet spirituel de la religiosité sincère et du noyau culturel religieux sur les gens. Que ce soit dans les médias ou dans les cercles politiques et intellectuels, l'identité religieuse de Gülen est devenue un sujet de discussion. Il semble qu'ils n'aient jamais réalisé qu'un homme si conservateur puisse mener une telle activité et une telle ouverture sociale. Qui sait, peut-être n'avaient-ils pas encore accepté une telle identité religieuse. Mais leur erreur fondamentale fut de penser que Gülen avait suivi le parcours d'un imam de mosquée classique. Et ils ne savaient pas qu'en plus des sciences islamiques de base, il possédait des connaissances sur la philosophie occidentale et les nouvelles sciences humaines. De plus, ils n'avaient pas pris en compte sa capacité à rassembler toutes les différentes cultures pour tenter de trouver des solutions aux problèmes sociaux contemporains. Ils ont ainsi également découvert cet aspect de Gülen. En bref, grâce à sa grande capacité de compréhension et à ses activités islamiques et sociales à l'échelle mondiale, Gülen était devenu un sujet d'analyse et d'études pour les chercheurs en sciences humaines.
10. Le mouvement Gülen est-il un ordre religieux?
Les dynamiques fondamentales du mouvement Gülen sont semblables en de nombreux aspects à celles des ordres islamiques classiques. Cependant il se différencie de l'organisation des ordres religieux dans sa façon de créer des initiatives civiles et de cultiver les gens. Le concept d' «ascétisme matériel» que Max Weber a développé dans ses analyses du protestantisme et des religions asiatiques peut aider à analyser le mouvement Gülen jusqu'à un certain point, mais cela reste un mouvement organisé par des dynamiques issues de la société civile. La modestie, l'abnégation, l'altruisme, un esprit de dévouement, être avec le Seigneur même lorsqu'on est avec les gens, vivre pour le bien d'autrui, servir sans rien attendre en retour, et la profondeur de l'esprit et du cœur sans attendre de récompense pour ses intentions ou ses actes tous ces concepts qui sont présents dans la culture soufie font aussi partie des dynamiques intellectuelles et actives du mouvement. Mais ces concepts ne sont pas adressés au monde intérieur personnel de l'homme, comme ils le sont dans les ordres religieux. L'effort est plutôt dirigé vers l'extérieur, vers le social. À cet égard, le fait d'être conscient de la profondeur religieuse et d'être un sujet sous l'observance Divine contient des objectifs plus universels et plus sociaux. Weber observe cela à travers son concept de la «rationalisation des relations religieuses et sociales ». Et pourtant, même ces termes ne peuvent appréhender entièrement la dynamique rationnelle et sociale du mouvement Gülen.
Les ordres religieux s'adressent à ce qui est personnel et privé. Cela rend l'individu indifférent face au monde et le conduit à des expériences et des épreuves individuelles et spirituelles. Même s'il ne doit pas être complètement coupé de la vie sociale, l'ordre religieux doit persévérer dans la discipline la plus rigide, ne laissant aucun espace à de nouvelles ouvertures. D'une certaine manière, le mouvement Gülen suit plus la ligne de Roumi, de Yunus et de Yesevi que celle d'un ordre religieux, et il porte un contenu social plus large. Dans les faits, il est plus une version contemporaine de ces mouvements. Ici le «sentiment religieux» et l'«action sociale » sont en parfaite harmonie. De même que les souffrances rendent une personne plus mature, elles le font participer aux objectifs communs dans le sens social. La compréhension du service selon Gülen exige un esprit de dévouement sincère. Cela correspond à la définition ascétique de Weber, et pourtant c'est une dynamique plus large et avec une plus grande continuité.
La religiosité ordinaire ne peut pas endosser un tel sacrifice de soi, car les limites d'une telle religiosité sont bien connues. La prière quotidienne, le jeûne, l'aumône, le pèlerinage, tout cela a des limites et une mesure particulière. Mais la définition du «service» selon Gülen est une situation plus large et elle présente une continuité. Elle ne s'accroche pas seulement à une base religieuse, mais aussi à des valeurs nationales, humaines, morales et universelles. Elle présente une attitude rationnelle envers les valeurs de base de l'État et de la nation et les relations sociales. Quand on parle d'un «homme du service», on veut dire une personne au cœur tendre qui peut embrasser une large perspective, le sacrifice de soi et le dévouement. Et cela nécessite un amour supérieur pour la religion, la nation et l'humanité. C'est pourquoi les gens qui font partie du mouvement Gülen s'engagent totalement en embrassant cet amour supérieur.
11. Le mouvement Gülen, le dialogue, la tolérance, le respect mutuel et la compréhension
La tolérance et le dialogue sont les deux dynamiques les plus fondamentales et les plus larges du mouvement Gülen. Ces deux concepts qui furent d'abord développés sur une petite échelle sont devenus une quête pour une culture de réconciliation à l'échelle mondiale. Aujourd'hui, l'idée de vivre ensemble est une question dont les états modernes essayent d'élaborer les bases philosophiques. Le dialogue, la tolérance et la réconciliation n'ont jamais été aussi essentiels qu'aujourd'hui. Car les empires du passé ont été bâtis non pas sur la réconciliation mais sur le conflit et la guerre en termes de leurs relations internationales, politiques et légales. Différentes civilisations étaient séparées les unes des autres par de larges murs supportés par un contenu et des identités politiques, idéologiques et religieuses—et cela a inévitablement conduit au conflit. Pendant le long Moyen-Âge, le concept qui dominait en droit international était la «loi d'engagement». Ce n'était pas le cas seulement pour les lois internationales, mais aussi pour les lois intérieures et l'ordre des États et des empires. On ne tolérait pas l'existence de différenciation religieuse ou raciale. Pour cette raison, tout au long du Moyen-Âge, le combat de l'homme pour la civilisation s'est exprimé par des passions et des luttes agressives et conflictuelles. Aujourd'hui, avec les nouveaux concepts amenés par la mondialisation, la recherche du dialogue entre les civilisations et les cultures continue.
Le mouvement de Gülen est un exemple clair de cette recherche, une recherche qui a atteint des proportions internationales. Gülen renforce cette recherche avec des bases religieuses, légales et philosophiques. L'un des objectifs de base des activités éducatives qu'il a entreprises à l'échelle mondiale est de tisser des liens qui conduiront au dialogue entre les religions et les civilisations.
D'après lui, les musulmans d'aujourd'hui ne peuvent pas construire leurs propres identités culturelles, sociales et existentielles sur des valeurs destructives comme le conflit et la confrontation. Cela n'est pas conforme aux valeurs humaines et universelles de l'islam. Les longues guerres du passé étaient liées au problème du pouvoir qui régissait les relations internationales de l'époque. Cela pourrait être le cas pour tous les empires politiques et formations religieuses. Mais aujourd'hui, l'humanité n'est pas en position d'endosser un tel conflit à l'échelle mondiale. Le système de valeurs universel de l'islam est fondé sur le principe de «paix, dialogue et tolérance». C'est le principe que le Prophète exerçait à Médine. La population de Médine était composée de groupes appartenant à des religions et des cultures différentes. Le Prophète Mohammed agissait selon un système de valeurs qui surpassait même les déclarations universelles des droits de l'homme d'aujourd'hui—pour la première fois dans l'histoire. Ce que les documents historiques nous montrent est que les droits et responsabilités réciproques des différentes identités culturelles et religieuses étaient clairement définis et qu'un consensus était établi. D'après celui-ci, les non-musulmans étaient libres d'exercer leurs religions et leurs points de vue, leurs styles de vie et leurs cultes, personne ne devait s'immiscer dans ces affaires, et ils devaient vivre en partenaires dans une organisation pluraliste permettant l'autonomie religieuse, légale et culturelle. Dans une lettre qu'Ali, le quatrième calife, envoya au gouverneur d'Égypte, Malik b. Ashtar, il le formula dans une expression légale s'y rattachant. Selon Ali, les personnes vivant dans des régions gouvernées par les musulmans étaient divisées en deux groupes principaux: 1) «nos frères en religion, les musulmans»; 2) «nos égaux dans la création, les non-musulmans». Ils ont tous les deux droit à la protection. Aucune autre culture dans l'histoire n'a été capable de placer «l'autre» sur une telle base ontologiquement humaine et ainsi de l'exalter. Cette définition d'Ali mettait l'accent sur la parole du Prophète «Tous les hommes sont les enfants d'Adam, et Adam fut issu de la terre ».
L'interaction des premiers musulmans avec les nations et les cultures voisines se faisait entièrement selon des principes humains et moraux. Nous pouvons voir cette sensibilité islamique dans l'épisode suivant qui eut lieu six siècles après l'avènement de l'islam. Les Mongols qui régnaient sur la région de Damas au 13ème siècle avaient pris les musulmans, les chrétiens et les juifs qui vivaient sous leur protection comme esclaves. Un savant est allé parler au commandant mongol, Kutlu Shah, pour obtenir la libération des esclaves. Les Mongols refusèrent de libérer les esclaves chrétiens et juifs avec les esclaves musulmans. Le savant affirma alors d'un ton plus sérieux cette fois-ci: «La guerre n'est pas finie tant que les esclaves ne seront pas libres. Les chrétiens et les juifs sont sous notre protection, et nous ne pouvons accepter qu'un seul d'entre eux demeure un esclave». Devant cette détermination, Kutlu Shah accepta de libérer tous les esclaves.
Telle était l'attitude de l'islam concernant les relations entre les gens, et pendant les périodes où ils se sont tenus à ces principes de tolérance et de dialogue, les musulmans ont développé une perspective large et libératrice garantissant les styles de vie et les libertés de toutes les communautés religieuses et culturelles qui vivaient avec eux. Cette large perspective a contribué au développement d'un pluralisme fondé sur des acquis socioculturels dans les sociétés islamiques.
Aujourd'hui, le mouvement Gülen essaye de répandre le pluralisme social basé sur le principe de la tolérance à l'échelle mondiale. Indubitablement, le pluralisme du passé était limité à des principes religieux. Mais aujourd'hui nous avons besoin de bases culturelles et politiques plus larges. Pour produire une telle culture de réconciliation, les membres des différentes civilisations doivent apporter une contribution positive à ces efforts. Il y a des valeurs humaines et universelles dans les héritages passés et culturels de toutes les nations qui conseillent la tolérance envers les styles de vie des cultures différentes. Celles-ci doivent être mises en avant et organisées de sorte qu'un pluralisme partagé et vivable puisse être établi sur terre. C'est à ce moment-là seulement que les efforts du mouvement Gülen trouveront la réponse attendue à l'échelle mondiale.
12. Les dynamiques de base du mouvement
Le fait d'analyser les dynamiques internes d'un mouvement est important pour deux raisons: premièrement, cela permet de saisir l'esprit de ce mouvement, en partant de ces dynamiques; deuxièmement, cela nous empêche de tomber dans l'erreur de laisser l'essentiel en faisant une analyse partielle. D'une certaine façon, les dynamiques sont les concepts clés du mouvement, et les attitudes intellectuelles et sociales de celui-ci se forment toujours autour de ces dynamiques. Les connaître empêcherait l'analyse de faire des erreurs générales.
Les profondeurs soufies, morales et spirituelles de l'islam exigent que chaque croyant soit modeste et patient dans ses relations familiales et sociales. Ceci vise la vertu et la maturité personnelles de l'individu, et la maturité des relations sociales. Pour comprendre l'effet très large qu'a l'islam sur les attitudes morales et sociales de ses membres, avec sa profondeur et son expérience spirituelles, on doit connaître ses dynamiques spirituelles de base et le degré de sa pénétration dans la vie de ses membres. Il est impossible d'analyser les attitudes intellectuelles et sociales d'un musulman, même le plus ordinaire, sans comprendre la vie spirituelle très vaste de l'islam. Quand on parle d' «islam culturel», cela nous donne une idée générale de l'interaction des musulmans liée à la foi, spirituelle, morale et sociale avec l'islam. Pour cette raison, quand on regarde par la fenêtre des dynamiques de base, on peut avoir une perspective générale du positionnement individuel, spirituel, moral et social des musulmans. Ici sans nul doute, autant que leurs profondes significations, il est également important de voir comment ces sujets et concepts sont interprétés et transférés en pratiques sociales. L'importance de Gülen se trouve dans le fait qu'il transforme avec succès ces dynamiques en activité dans la vie socioculturelle. Ces dynamiques culturelles et religieuses ont de toute façon existé dans les livres et les sources primaires depuis presque 1500 ans.
D'autre part, mettre l'accent sur les dynamiques intérieures d'un mouvement contribue à faire ressortir les traces et l'influence de ces dynamiques dans tous les arguments et les attitudes sociales de ce mouvement. Chaque action et attitude de ce mouvement, chaque relation qu'il noue avec un environnement culturel différent, et chaque initiative allant dans le sens du dialogue entre les civilisations sont dépendants de ces initiatives, quels que soient les évènements. Tout lecteur ou interprète attentif peut lire cela facilement.
Une autre chose que je peux dire à propos des dynamiques de base du mouvement Gülen, et que je trouve particulièrement importante, est la suivante: quand on observe la dynamique avec une vision générale et globale, on voit qu'elle est toujours entourée de tous côtés par un argument et un idéal plus élevés. C'est-à-dire que la caractéristique la plus évidente de cette dynamique de base est son identification avec l'idéal de l'éternité vers lequel tend l'islam en tant que révélation et religion Divine. L'islam prend pour tâche de mener l'homme au-delà du monde des êtres relatifs et éphémères vers la vérité éternelle et absolue. Cet idéal de marche vers l'éternité peut être observé dans toutes les dynamiques intérieures et sociales du mouvement Gülen. Cela peut être considéré comme une vérité connue, car c'est un idéal qui est dans l'essence de presque toutes les religions. Mais cela ne demeure pas un idéal abstrait dans le mouvement Gülen. Cela a été transformé en un programme actif qui entoure toutes ses relations internes et sociales. Pour cette raison, l'homme modèle de Gülen exige un sacrifice de soi et un altruisme sans limite. L'idéal d'éternité élargit à nouveau la signification et l'importance de toutes les dynamiques. Cette compréhension crée une puissante force métaphysique dans le mouvement Gülen. Gülen lui-même parle souvent de cette tension métaphysique, si bien que ce principe est reproduit dans tous les nouveaux actes et initiatives. Ce concept produit une grande tension chez les gens qui leur permet de supporter les épreuves et les privations dans des circonstances difficiles aux quatre coins du monde. Sinon, sans cette tension métaphysique, il aurait été impossible pour beaucoup de gens d'aller dans des lieux lointains même en tant que touristes, et encore moins pour une mission de plusieurs années.
Il y a des concepts et des dynamiques sur lesquels Gülen a construit beaucoup de ses activités et sur lesquels il a mis l'accent à maintes reprises dans ses écrits et ses articles, ou dans ses conversations tout au long de sa vie, dans ses luttes intellectuelles et actives. Dans de nombreux exemples il parle de ces concepts, et il exprime son message et son enseignement social par leur intermédiaire. Parmi eux, voici ce qui semble ressortir le plus: une conscience très vaste; l'idéal de faire vivre les autres plutôt que soi-même; l'esprit de dévotion à la fois pour Dieu Tout-Puissant et pour les hommes; le sacrifice de soi; la fidélité; la modestie; la fraternité; la bonté matérielle et spirituelle; la relation avec Dieu; l'unité par la prière et le souvenir; être une personne de cœur; et prendre l'action positive comme principe.
D'autre part, la façon dont Gülen utilise et interprète ces dynamiques est aussi digne d'être mentionnée. Tout comme dans l'attitude et la perception islamiques générales, on peut dire que Gülen a également une tendance conservatrice dans les dynamiques actives. Mais il a une sorte de perception active et pratique qui renouvelle constamment toutes ses idées, ses pensées et ses actions. Son conservatisme n'est jamais synonyme de rigidité. Son système de pensée et sa manière d'agir nous font sentir la vitalité de ses idées. Le cadre général des dynamiques et des sensibilités de base reste le même, et pourtant il a une vitalité et une activité en son cœur. En apportant des interprétations différentes aux dynamiques à des temps et des lieux différents, il semble étendre leur contenu, formant un modèle qui se renouvelle et se reproduit. Il a une façon de s'adresser aux gens et une attitude qui font référence à tous les meilleurs exemples d'art, de finesse littéraire et de critique, et un style qui organise tout le contenu et la richesse du vocabulaire dans les domaines intellectuels, philosophiques et littéraires. Ce large éventail renouvelle et donne de la maturité au contenu de sa philosophie sans affecter ses caractéristiques de base. Naturellement, la tâche consistant à mettre en avant les dynamiques internes du mouvement Gülen et à les interpréter de manière systématique n'est pas seulement limitée aux éléments dont nous avons parlé ici.
En conclusion: qu'est-ce que le mouvement Gülen?
Souvent mal compris, le mouvement Gülen n'est pas un mouvement politique ou idéologique, que ce soit dans l'action sociale ou dans sa philosophie sous-jacente, et il est donc très différent de tous les mouvements islamistes. À la différence des mouvements islamistes, avec leur mantra de parfaire la société grâce aux joies du pouvoir politique, il est engagé à changer la société en développant l'individu grâce à l'éducation et est opposé aux tentatives d'effectuer les changements par force de loi. Dans ses origines et ses opérations, c'est un mouvement entièrement produit et dirigé par des initiatives venant de la société civile.
Il est important que ce mouvement soit étudié partout dans le monde car il est en effet d'une importance mondiale par la façon dont il démontre la capacité et le dynamisme de l'islam pour produire des réponses sociales et culturelles riches face aux défis de la modernité, basées sur la tolérance et de saines relations intercommunautaires et intracommunautaires. Un aspect du mouvement qui peut aisément être compris et apprécié en Occident est sa façon de développer un nouveau modèle pour l'individu et de le renforcer par un système social de sacrifice de soi. C'est un mouvement d'abnégation et d'altruisme qui a comme principe de base de donner à la société plutôt que de lui prendre. Dans sa structure et sa vision, il embrasse toutes les sections de la société et accorde une grande valeur au partage des richesses, des dons naturels et du temps pour aider les moins favorisés. Dans son caractère, c'est un mouvement qui rassemble et unifie les valeurs religieuses et les idéaux sociaux quel que soit l'endroit où ils se trouvent, et en tant que tel il est par nature fondé sur la réconciliation et l'unité. Du fait de la culture du mouvement, il est soucieux de ne pas donner une importance trop grande aux capacités individuelles, et il accorde un caractère et une identité sociale très larges à ses membres.
Il est extrêmement important qu'il soit compris comme un mouvement social exceptionnellement moderne qui n'est pas un ordre religieux au sens classique, et certainement pas une fraternité ou un ordre soufi (tariqa). Mais ce n'est pas non plus un mouvement entièrement laïc dans le sens contemporain du terme, car même si la majeure partie de son activité, comme la scolarité et l'éducation, est laïque dans son contenu, la force motrice qui stimule ses activités philanthropiques est religieuse. Étant essentiellement tourné vers l'avenir et optimiste quant au potentiel de développer les individus et par leur intermédiaire, la société c'est un mouvement progressiste qui met l'accent sur la compatibilité inhérente de toutes les sphères de la connaissance, y compris la science et la religion, et de l'esprit et du cœur. À sa base, c'est un mouvement qui promeut la tolérance, l'amour, la réconciliation et le dialogue au sens social, et qui prend le développement positif comme base à la fois dans son attitude et dans son action.
En même temps, ce n'est clairement pas un mouvement qui a des attentes matérielles, ou qui a un programme caché pour créer une force politique. Les relations de confiance nationales et internationales créées et développées par le mouvement contribuent certainement au développement des affaires et de l'économie, mais elles ne doivent jamais être subordonnées ou déformées par des intérêts économiques. Et sur le front politique, le mouvement est très clairement apolitique et désapprouve que quiconque parmi ses membres n'établisse des liens avec un parti.
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