Fethullah Gülen : "Ce que nous vivons aujourd'hui est pire que sous les militaires"
L'intellectuel musulman, Fethullah Gülen, a accordé un entretien exclusif au rédacteur en chef de Zaman, Ekrem Dumanli. Dans cet entretien, qui sera publié en 5 parties, Fethullah Gülen répond aux questions concernant l'actualité et les accusations émises à l'encontre du mouvement Hizmet. Il évoque également le traitement fait aux sympathisants du Hizmet, parlant notamment de diffamations et de pressions à grande échelle contre la confrérie, pires que celles constatées lors des coups d'Etat militaires en Turquie.
1. Ces derniers temps, vous avez fait l'objet de critiques assez dures. Vous avez préféré garder le silence, pourquoi ?
Effectivement, j'en ai été très chagriné. Je ne comprends pas sur la base de quels éléments, ils persistent dans le mensonge et la diffamation. Il ne me semble pas que l'on puisse trouver trace de cette violence dans toute l'histoire, même les incroyants ne se sont pas aventurés à employer des termes aussi grossiers à l'encontre de musulmans.
Et je dois dire que j'ai été très déçu d'entendre ces mots dans la bouche de ces personnes, précisément. Je ne vais pas dire qu'ils mentent. Je préfère dire qu'ils trompent les gens avec des contrevérités. Je me réconforte en pensant aux épreuves qu'ont dû subir les musulmans dans les périodes les plus sombres ; d'autres personnes, qui n'étaient pas forcément au courant des tenants et aboutissants, ont participé à ce péché. Même l'épouse du Prophète, Aïcha, a été calomniée. Pis, Dieu a été calomnié.
Les occurrences ne manquent pas dans le Coran à ce sujet ; par exemple, ils ont prétendu qu'Il avait un fils, que les anges étaient ses filles ! Ces expressions inappropriées me font beaucoup plus de peine. Les prophètes, les savants aussi ont beaucoup enduré. Donc, je me dis qu'un Kitmir comme moi [chien qui accompagnait les Sept Dormants d'Ephèse, ndlr] ne doit pas se plaindre.
Chacun agit en fonction de sa personnalité. Ceux qui ont un penchant d'oppresseur, opprimeront. Et ceux qui n'ont pas la dent dure, se tairont. C'est ainsi. Qu'ils continuent à fustiger et à opprimer, nous poursuivrons, nous, nos prières, nous implorerons Dieu pour qu'Il les remette dans le droit chemin.
La diffamation et les complots sont le lot commun de tous ceux qui sont dans cette voie. Le discernement et l'acuité ont toujours permis de reprendre le dessus. Si seulement, ces accusateurs pouvaient corriger leur comportement à la lumière du Coran et de la Sunna [paroles et actes du Prophète]...
2. Vous récitez souvent ce distique de Fuzûli (poète ottoman du XVIe siècle), «L'ami est ingrat, le sort est impitoyable, le monde est instable/Le souci est grand, le compagnon est inexistant, l'ennemi est puissant, le destin est faible»...
Mes amis sont restés fidèles jusqu'au bout. Malgré tous ces mensonges, ils n'ont même pas été troublés outre-mesure. On s'attend à ce que tout le monde agisse conformément à ses vertus. Parfois, cela n'est pas le cas. J'ai été déçu par le comportement de vieux compagnons. Par exemple, un de mes amis avec lequel on était vraiment très proches, m'avait dit au sortir de la prison après le coup d'Etat de 1971, «non non, je ne veux plus m'investir dans vos projets »... Il faut savoir rester inflexible dans les moments les plus délicats.
Chacun agit en fonction de son caractère. Mais il ne faut pas se détourner de ces gens-là. Il faut avoir un horizon très large, la vie d'ici-bas ne nous intéresse pas, on vit pour l'au-delà. C'est la sérénité de l'éternité qui nous importe.
Je ne leur en tiens pas rigueur en ce qui me concerne. Mais s'agissant des «droits de Dieu», je ne peux rien dire. La sanction divine peut frapper fort. Mais nous ne l'appelons pas de nos vœux.
3. Vous avez été une des victimes de l'intervention militaire du 28 février 1997. Vous avez été poursuivi en justice. Le procès a duré 8 ans. Mais certains disent que vous avez soutenu les militaires le 28 février. Est-ce que vous ressentez un climat semblable aujourd'hui ?
Effectivement, ce n'est pas la première fois que nous faisons face à des problèmes. Le 12 mars 1971, je suis resté 6 mois en prison pour noyautage. Lors du coup d'Etat du 12 septembre 1980, j'ai été suivi par la police pendant 6 ans comme un bandit. Nos amis ont été harcelés.
Donc, le fait de vivre sous pression est devenu une sorte de mode de vie. Ce que nous vivons aujourd'hui est 10 fois plus dur que ce que nous avons vécu sous les militaires...
Malgré tout cela, je ne me plains pas. Je note simplement qu'aujourd'hui, ce sont des civils et surtout des musulmans avec lesquels nous nous tournons vers la même qibla [sens de La Mecque] qui nous importunent. Ca augmente notre tristesse. Mais nous nous réfugions dans l'endurance, ces jours vont passer...
4. Vous aviez critiqué le gouvernement de Necmettin Erbakan, premier ministre lors de l'intervention du 27 février 1997. Certains en déduisent que vous souteniez donc les militaires...
L'armée n'était pas enthousiaste lorsque le parti Refah d'Erbakan a remporté les élections. C'est un fait. Les nuages se sont amoncelés sans qu'il y ait tout de suite une tempête. J'avais discuté avec des journalistes comme Fatih Cekirge et Fehmi Koru. J'ai eu droit à des critiques injustes.
Je n'étais pas le seul à apercevoir le danger, le risque du coup d'Etat. Une affaire avait éclaté à l'époque, dite de Susurluk [accident de voiture qui avait mis au grand jour les relations entre la police, la mafia et la politique]. Les Services de renseignement (MIT) ont ajouté mon nom dans leur rapport.
Lorsque les militaires ont imposé des réformes à Erbakan lors de la réunion du Conseil national de sécurité le 28 février 1997, ils ont voulu étatiser nos écoles. J'ai donc évoqué l'idée d'une élection anticipée pour désamorcer la situation politique tendue.
Je n'étais pas le seul à le dire, par exemple Korkut Özal [frère de l'ancien président Turgut Özal, proche des conservateurs] l'a également évoqué. Même des journaux proches du gouvernement ont lancé des manchettes allant dans ce sens. Il suffit de consulter les archives.
Je me démenais pour qu'il n'y ait pas de mesure anti-démocratique qui soit imposée. Je l'ai dit au ministre du Travail de l'époque, Necati Celik. Il a rencontré Necmettin Erbakan mais ce dernier n'a pas préféré prendre les devants. Idem avec la vice-premier ministre, Tansu Ciller [présidente du DYP, parti de la juste voie, partenaire de coalition du parti Refah].
Je lui ai expliqué ce qui me semblait dangereux pour l'avenir de la démocratie. Elle m'a juste répondu de ne pas attiser la peur. Personne n'ayant prêté oreille à ce que je disais, j'ai décidé de m'exprimer en public.
En tout cas, je n'ai jamais dit «vous avez foiré » à Erbakan. Tous ceux qui me connaissent savent bien que je ne parle pas de cette manière aux dirigeants. J'ai seulement cité les califes Abu Bakr et Omar pour dire qu'on pouvait se retirer du pouvoir sans que ce geste soit considéré comme une reculade.
Si le retour devant les électeurs permet de débloquer la situation, il ne faut pas hésiter. C'est, d'ailleurs, ce qu'a fait l'AKP après le mémorandum de l'armée du 27 avril 2007. En consultant le peuple, il a repris les choses en mains.
Il me semble important de rappeler tout de même que le mouvement du Hizmet [dont Fethullah Gülen est l'initiateur, ndlr] était la cible des militaires en 1997 ! Comment aurais-je soutenu les militaires !
5. Quelle est votre réaction face aux allégations de noyautage du club de football Fenerbahçe par le Hizmet ?
Fenerbahçe est un de nos plus grands clubs. D'après ce que j'ai compris, l'administration de ce club est en symbiose avec ses supporters. C'est très bien. Pourquoi en être gêné ? Lorsque Galatasaray a eu des succès en Europe, j'avais été également très ravi.
J'espère que Besiktas, Trabzonspor et d'autres clubs réussiront également. Je ne comprends pas ces allégations de noyautage. Tout ce qui a l'air louche est immédiatement imputé au Hizmet, c'est devenu un réflexe. D'ailleurs, on sait aujourd'hui que ces allégations ne sont que calomnies.
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