Gülen : Le conférencier religieux itinérant et la tradition du discours public

La compréhension de la tradition appelée sohbet (éloquence) dans le monde islamique est indispensable pour mieux comprendre le mouvement Gülen et sa mission. Depuis l'avènement de l'islam, la tradition orale (shifahi) a été l'un des moyens les plus importants pour la transmission de la culture et la communication des valeurs traditionnelles. Tandis que la madrasa a permis l'élaboration de la pensée religieuse, la parole et le discours public ont servi de canaux pour la transmettre à la population. La chaire dans la mosquée est devenue le podium naturel pour ces canaux ; la chaire était le coeur de la production de la culture populaire islamique et le lieu où l'art islamique de l'éloquence naquit dans sa forme et son style originaux. La mosquée a été l'élément le plus important de la civilisation islamique et de la culture urbaine. Elle était composée d'un échantillon de citadins ou de grandes foules urbaines qui sortaient pour affaires, pour des achats ou pour d'autres raisons. La mosquée avait été placée dans une position centrale dans la formation et la constitution de la culture islamique.

L'environnement culturel dont Gülen est originaire est situé au milieu de ce carrefour traditionnel. Il est avant tout le produit des madrasas. Il a vécu une vie très liée à la mosquée et aux masses. La manifestation sociale de l'expérimentation de la pensée religieuse et la forme de croyance tournaient autour de cela. Lorsqu'il monta pour la première fois les marches de la chaire au cours de ses premières années à la madrasa, il n'était pas assez grand pour en atteindre le sommet selon ses propres termes. La madrasa était étroitement liée à la mosquée et à la vie sociale de la communauté. Dès sa plus tendre enfance, Gülen manifesta un comportement très sensible rempli d'enthousiasme, qui l'aida plus tard à développer une tradition oratoire qui lui était unique. Son expérience initiale dans ses premiers sermons le conduisit à se rendre compte de l'efficacité de la tradition oratoire à travers les siècles, et aussi son influence positive et importante sur les masses. Il s'est voué à cet art de l'éloquence comme moyen de communiquer la foi (tabligh et irshad), et cela influa tout son engagement et toute sa vie, encourageant et développant la charité (himmet1) pour tenter d'atteindre la capacité et le potentiel maximal de la société, la religion, l'État et la nation. Il semblait avoir adopté le verset coranique Encourage les croyants2 comme mission et symbole. Le « pouvoir de la parole » au sens historique se manifestait à nouveau dans sa puissance oratoire élevée et spirituelle.

Ses discours publics sont probablement ce qui ressort le plus parmi ses nombreux aspects. En fait, beaucoup de gens l'ont découvert grâce à la ferveur de son éloquence. Sa connaissance et son intérêt pour l'érudition en ce qui concerne les études islamiques et les sciences occidentales modernes ont été éclipsés pendant des années par sa maîtrise de l'éloquence. Son érudition resta quelque peu cachée, bien que ses articles et sa poésie fussent publiés dans divers magazines. Pendant de longues années, il étudia non seulement le domaine religieux mais aussi l'histoire, la philosophie, la sociologie, la littérature et l'art. Tous les aspects des connaissances qu'il avait acquises reviendraient cependant à la surface soit en formant les masses et en les transformant en professeurs (muballigh), soit dans d'autres exemples où elles pourraient êtres utilisées de manière concrète.

Beaucoup de choses pourraient être dites sur l'éloquence de Gülen ; si l'on voulait juste faire un bref commentaire, on pourrait facilement dire que le « pouvoir de la parole » qui était mort ou inerte depuis longtemps a été ravivé par son style de discours enthousiaste et sincère.

Son poste officiel commença en 1959 après avoir réussi un examen de la Direction Turque des Affaires Religieuses, et dura environ 30 ans pendant lesquels il exerça comme imam, comme prédicateur, comme professeur dans les écoles coraniques et dans de nombreux postes de direction. Il a prêché dans de nombreuses villes notamment Edirne, Kirklareli, Izmir, Edremit, Manisa et Çanakkale. Toute l'expérience individuelle qu'il a accumulée, tout comme sa proximité avec les masses, sont le résultat de sa carrière professionnelle en tant que prédicateur officiel. L'art de l'éloquence au vrai sens du terme, qui était complètement oublié depuis presque un siècle et demi, connut une renaissance grâce à son grand enthousiasme, son expérience profonde, sensible et spirituelle, ses vastes connaissances et ses bases culturelles très larges. D'une manière très sincère et en vertu de sa volonté, il a suscité les émotions religieuses, patriotiques et bienveillantes des masses en utilisant tous les aspects délicats de cette compétence. Les espoirs et les enthousiasmes ont trouvé grâce à ses sermons un lieu pour revenir à la vie. Des milliers et même des dizaines de milliers de gens se sont redécouverts dans ses discours religieux nationaux, et ils ont développé un sentiment de confiance en eux aussi bien qu'en leurs valeurs sociales.

La première activité de Gülen consistait à travailler comme prédicateur itinérant se déplaçant d'une ville à une autre. Ses sermons et son engagement avec les foules ont toujours été ce par quoi il était le plus reconnu. Son style était adapté au comportement socio-psychologique de la société à laquelle il s'adressait. Il filtrait toutes ses actions et toutes ses paroles à travers les écrans les plus sensibles avant de les révéler. Il faisait très attention à la vie qu'il menait, comme s'il était constamment observé minutieusement. Cette vigilance était la conséquence non seulement de son intention de mériter la bienveillance de la communauté des fidèles mais surtout de son ferme attachement à la tradition derviche où l'on croit avec une forte conviction et une grande sensibilité que Dieu observe chacune de nos paroles et de nos actions. Il fut un réel serviteur (abid) moderne, un ascète (zahid) et un derviche, et cela explique la grande motivation derrière la sensibilité de ses paroles, de son comportement, de sa personnalité, et sa très grande vigilance. La prudence, la perspicacité, le calme et la douceur qui caractérisent même les plus insignifiantes de ses actions, et peut-être même sa profonde expérience intérieure, sont fondés sur sa compréhension profonde et consciente du dévouement. Nous pouvons remarquer combien ses actions sont appropriées à leur contexte ; rien ne semble contradictoire dans sa vie. Grâce à de longues années d'observance de pratiques spirituelles en respectant une discipline et un entraînement stricts, il est devenu humble, purifié et s'est assagi contre tous les penchants possibles pour les tentations qui sont répandues dans la nature humaine. Toutes ces émotions apparaissent seulement après avoir subi cette discipline. Quand il prononce un sermon, même au moment le plus chargé d'émotion, il semble posséder une prudence mécanique et une forme de conscience qui contrôle son comportement et son excitation intérieure. Beaucoup de prédicateurs sont au contraire enclins à perdre le contrôle de leurs actions et de leurs paroles dans de tels états émotionnels, comme dans un raz-de-marée, et ils se retrouvent détachés de leur position, suivant simplement le flot émotionnel des masses. Normalement, quand le flot émotionnel est passé, ces types de prédicateurs se retrouvent avec d'innombrables paroles non intentionnelles et comportements incontrôlés. Mais la prudence et le sérieux de Gülen dominent l'espace où il prêche, et ne permettraient jamais une action incontrôlée ni de sa part ni de la part de l'auditoire. Il établissait un tel niveau de conscience avec son discours que sa vie avant et après le sermon prenait forme en accord avec lui. Apparaître devant un auditoire était comme un calvaire pour lui. Il prenait une grande précaution à ne pas exprimer la moindre déclaration, pensée, ou même le moindre souffle si ce n'était pas le moment approprié. Il est nécessaire de comprendre son pouvoir d'éloquence et la vie délicate qu'il a tissée autour d'elle pour avoir une idée de l'influence de la culture de l'éloquence sur la dynamique essentielle de la communauté de Gülen. Ce mouvement a produit et développé ses propres traditions culturelles, en termes à la fois religieux et socioculturels. Les codes culturels de cette communauté ont leur propre origine unique, même s'ils sont très liés au système de valeurs traditionnelles.

Alors que Gülen étendait ses contacts sociaux avec les masses, il se familiarisa avec les problèmes sociaux et culturels. Ce rapprochement le plaça dans une position où il dût faire face à ces problèmes et y chercher des solutions.

En même temps, il analysait tous les courants idéologiques et politiques de la Turquie, étudiait des programmes et des projets pertinents, et les examinait pour savoir s'ils étaient cohérents.

Plus tard il tourna son attention sur les problèmes du monde islamique et entretint sa connaissance avec cette perspective plus large. Suite à ce voyage idéologique, philosophique, réflexif et intellectuel, il tira la conclusion que le problème majeur de ce pays (la Turquie), et peut-être du monde islamique, ou peut-être de toute la civilisation humaine, est « l'être humain » et l'éducation de l'humanité. Après en être venu à cette analyse au début des années 1970, quand il est devenu pour la première fois directeur d'une école coranique, il entreprit une tentative de pratiquer une méthode éducative différente, qui plus tard se propagerait sur la terre entière.

D'une part, c'était officiellement un prédicateur, mais d'autre part il organisait des cours et des camps d'été pour étudiants. Dans ses sermons, il enseignait qu'à notre époque il était plus important de construire des écoles que des mosquées, et il canalisait l'enthousiasme spirituel du public. Cependant cette politique devait bientôt être opposée par des éléments conservateurs qui étaient simplement plus préoccupés par des projets à court terme. En effet, l'éducation et les écoles étaient des projets à long terme qui ne faisaient pas partie des préoccupations directes de nombreux conservateurs. Ils étaient ainsi incapables de calculer les résultats sociaux à long terme de projets éducatifs et de l'ouverture d'écoles. Même s'ils ne présentaient pas une opposition farouche, ils ne prenaient pas ces efforts très au sérieux.

Pendant de nombreuses années, depuis les chaires ou par d'autres moyens, Gülen s'est efforcé d'éclairer ces cercles conservateurs grâce à de nouveaux projets. En même temps il fit comprendre aux membres du gouvernement que c'étaient des initiatives civiles, chacune d'entre elles étant un produit de l'esprit sociétal et national sans objectif politique ou idéologique. Le processus d'institutionnalisation de ces projets a entièrement été une activité civile. Cela n'a jamais pris la forme d'une opposition idéologique ou politique. Cela n'a jamais été enclin à entrer en conflit avec l'État actuel et ses valeurs officielles ; tous les efforts ont été consacrés à l'éducation des masses et de la jeunesse.

Dans les années 1970 et 1980, Gülen était probablement l'un des rares prédicateurs dont les sermons étaient suivis par un public nombreux, instruit et d'une très grande diversité.

Au début des années 1990, les premiers établissements éducatifs (écoles primaires et lycées) ont commencé à montrer leurs capacités, accumulant des succès scientifiques dans des Olympiades scolaires à la fois en Turquie et dans le monde entier. C'était la preuve que ces établissements avaient maintenant des bases solides et qu'ils étaient devenus des institutions mettant en pratique des valeurs scientifiques. En d'autres termes, ils étaient devenus la manifestation de la nature et de la cohérence de la mobilisation éducative de Gülen.

D'autre part, Gülen est devenu le centre d'attention d'hommes politiques qui étaient en dehors de la bureaucratie étatique, de gens impliqués dans des secteurs allant du monde universitaire au monde artistique, et des médias aux cercles intellectuels. Les années 1990 furent les années d'ouverture vers le monde extérieur et déclenchèrent un large processus de dialogue avec des gens connus dans de nombreux domaines. Cet effort marqua le début d'un processus de dialogue sans équivalent dans l'histoire récente. Avant les années 1980, la Turquie avait été depuis longtemps un champ de bataille des courants intellectuels, politiques et idéologiques. Dans ces mouvements de jeunesse et ces conflits, des dizaines de milliers de jeunes gens avaient perdu la vie. Dans les années 1970, les combats idéologiques qui ont secoué le monde entier ont aussi profondément affecté la Turquie. Gülen a réussi avec beaucoup de soin et de patience à préserver ses partisans et les grandes masses à qui il s'adressait de toutes ces batailles. Puis le coup d'État de 1980 apporta une grande atmosphère de silence. Le pays perdit trois générations durant les années 1960 et 1970. Les gens semblaient fatigués et désaffectés. Les années 1980 ont ensuite vu les mouvements intellectuels et idéologiques commencer à s'interroger en profondeur sur eux-même et sur leurs positions. Mais le conflit avait été résolu seulement partiellement. Chaque courant de pensée était isolé de l'autre, et les intellectuels individuels vivaient dans de petites boîtes fermées séparées des points de vue et convictions opposés. Il y avait une sorte de paix mais elle venait à un prix considérable, la baisse de vitalité de la vie intellectuelle n'en était pas le moindre. Ce fut dans ce contexte que Gülen commença à bâtir les fondations d'une culture de dialogue et de consensus. Il était crédible car c'était l'architecte d'un projet qui avait fait ses preuves à l'échelle mondiale, et il n'y avait aucun doute qu'il serait au programme de nombreuses personnes.

[1] Himmet : engagement caritatif visant à aider les autres de toutes les manières légales possibles.
[2] Nisa 4 : 84